Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/116

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grands avantages ? car je suis décidée à l’accabler de bienfaits. Consultez M. de Braimes ; un préfet doit savoir ça, lui : Quel bien on peut faire à un sot qu’on protège ? — Consultez-le et répondez-moi vite. Je ne veux pas parler de cela à Roger, ce serait lui révéler le passé. Pauvre Roger ! il est bien malheureux ! il me tarde de le revoir et de réparer mes torts envers lui. Je vous ai dit toutes mes ruses auprès de M. de Meilhan, pour arriver à connaître ce que son ami lui écrivait de ses chagrins. Par un bonheur inespéré, et grâce à ces petites boîtes que je fais avec de la cire à cacheter et pour lesquelles M. de Meilhan m’avait donné des cachets nouveaux, je me suis trouvée avoir entre les mains la lettre même de Roger. C’était hier soir… Eh bien !… vous comprendrez cela, vous… la peur m’a prise quand j’ai eu cette lettre, et je n’ai pas osé la lire ; ce n’était pas par probité, c’était par pruderie ; j’ai craint d’y trouver des choses embarrassantes et dites trop clairement dans ce langage par trop limpide que les hommes parlent entre eux. Tout ce que j’ai pu obtenir de ma délicatesse, c’est de jeter les yeux sur les trois dernières lignes. « Je ne lui en veux pas à elle, je m’en veux à moi-même, écrit le triste délaissé. Tout cela est ma faute ; je ne lui ai pas assez dit combien je l’aimais ; si elle l’avait su, elle n’aurait pas eu le courage de m’abandonner… » Cette douleur si simple et si vraie m’a vivement émue ; je n’ai rien voulu lire de plus, et j’ai rendu les lettres à M. de Meilhan. Quand je les lui ai reportées dans le jardin, je tremblais comme une coupable. Heureusement il faisait nuit, et il n’a pu voir mon trouble et ma pâleur. Dès lors j’ai résolu de revenir ici. Je découvre que je suis très-bonne, malgré mes beaux programmes de cruauté. La seule idée d’un chagrin causé par moi me bouleverse l’âme, et cependant j’ai voulu le causer, ce chagrin. Je me suis armée d’insensibilité, et me voilà déjà vaincue par les