Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/125

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sais pas. Les femmes sont étranges, elles ne se regardent comme engagées que par des concessions physiques. Au fait, elles ont peut-être raison, car, leur corps, c’est leur âme.

Peut-être a-t-elle un amant qu’elle va rejoindre, quelque carabin ou quelque Lovelace de comptoir, pendant que je me morfonds ici comme Céladon ou Lygdamis, de roucoulante mémoire.

Cette supposition n’est guère vraisemblable, car madame Taverneau n’aurait pas compromis sa respectability jusqu’à servir de chaperon aux amours de Louise Guérin ! — Après tout, qu’est-ce que cela me fait ? je suis bien bon de m’inquiéter des équipées d’une enlumineuse prude ! — Elle reviendra, car l’on n’a pas renvoyé à Rouen le piano de louage, et personne ne sait dans la maison une note de musique, à l’exception de Louise, qui joue les contredanses et les valses avec assez de sentiment, talent qu’elle doit à sa maîtresse de coloriage, qui avait vu des jours meilleurs et possédait quelque instruction.

Cette lettre où j’épanche mes doléances, n’en soyez pas trop flatté, je l’ai écrite pour avoir le prétexte d’aller à la poste voir si Louise est de retour. — Si elle allait ne pas revenir ! Cette idée me fait affluer le sang au cœur.

Ne serait-il pas singulier que je devinsse éperdument amoureux de cette — simple bergère, — moi qui ai résisté aux œillades les plus vert-de-mer, aux sourires les plus glauques des sirènes de l’océan parisien ? N’aurai-je échappé aux turbans israélites de la marquise que pour tomber sous la domination d’un chapeau de paille cousue ? — Je suis toujours sorti sain et sauf des défilés les plus dangereux pour succomber en rase campagne ; je nage dans les gouffres et je me noie dans les viviers à poissons rouges ; toute beauté célèbre, toute coquette en renom me trouve sur mes gardes ; je suis alors circonspect comme un chat qui marche sur une table couverte de verres et de