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des connaisseurs. Au reste, j’ai un principe : moins une femme est respectable, plus on doit la respecter ; c’est ainsi que nous pouvons la ramener à la vertu.

Je restai donc ; je m’assis et j’apportai même au festin mon cinquième de gaieté antique. Nous étions Praxitèles, Phidias, Scopas ; nous venions d’inaugurer dans leurs temples la Vénus pudique et sa sœur, et nous buvions à nos modèles les vins de l’archipel Ionien.

Ce soir-là, hier, comme vous savez, si vous avez lu l’affiche, on jouait Antigone au théâtre grec de l’Odéon, faubourg Saint-Germain.

J’ai encore un principe : dans toute action folle ou sage, il faut bravement et fièrement s’exécuter ou s’abstenir. Je n’avais pas eu la sagesse de m’abstenir, il fallait avoir la folie d’imiter mes voisins. Au dessert, j’abusai même de l’imitation. Je me souvins trop que j’étais malheureux, je demandai trop souvent l’oubli à la naïade écarlate qui coule devant Bordeaux.

La voiture avancée, nous allons à l’Antigone de l’Odéon.

Notre invasion sous le péristyle fut merveilleuse.

Les deux dames, cavalièrement suspendues aux bras des deux futurs ambassadeurs orientaux, rayonnaient de grâce épicurienne et de sensuelle beauté. Les classiques contrôleurs du théâtre ouvraient à deux battants les portes et les barrières, et cherchaient les encensoirs. Moi, je fermais la marche, insolent et superbe, comme le jour où j’entrai dans la pagode ruinée de Bangalore pour enlever la statue de Sita.

On jouait le premier acte. Les écoles athéniennes gardaient un silence religieux devant le Proscenium. La grille de notre loge s’écroula sous des mains folles, et le fracas de la porte, de nos cinq voix, de nos éclats de rire, suspendit un instant le chœur tragique et attira sur nous les regards.

Avec quelle audace mondaine nos deux dames s’enca-