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s’est vu aux prises avec les violences, les angoisses, les intempéries de son propre caractère livré à lui-même, on regarde presque avec indulgence les chagrins qui viennent du dehors, et l’on finit par apprécier les soucis de la pauvreté comme des distractions salutaires aux inquiétudes maladives d’une intelligence désœuvrée. Oh ! je suis de bonne foi en disant cela ; je ne fais pas de la philosophie d’opéra-comique ; je n’ai point ce fier dédain des faiseurs de romances pour la fortune importune ; je ne regrette ni mon gentil bateau, ni ma chaumine au bord de l’eau ; je ne regrette pas aujourd’hui, dans ce beau salon de l’hôtel de Langeac où je vous écris, ma triste mansarde du Marais, où je travaillais nuit et jour du plus insipide travail ; parodie coupable des arts les plus nobles et qu’on doit toujours saintement respecter ; littérature de confiseur, peinture de vitrier, labeur sans dignité qui rend la patience et le courage ridicules ; plaisanterie amère qu’on fait en pleurant, jeu cruel qu’on joue pour vivre en maudissant la vie… Non, ce n’est pas cela que je regrette, mais la quiétude ou plutôt la paresse d’esprit où me laissait ce vulgaire travail. Alors point de résolutions à prendre, point de caractères à étudier, et surtout point de responsabilité à supporter, rien à choisir, rien à changer ; il n’y avait qu’à suivre aveuglément chaque matin le chemin monotone que la nécessité avait tracé fatalement la veille ; et si la journée avait été bonne, si j’avais pu copier, trier ou même imaginer quelques centaines de devises, si j’avais eu assez de carmin et de cobalt pour enluminer les mauvaises gravures de mode qu’il me fallait livrer le lendemain, si j’étais parvenue à trouver quelques dessins nouveaux de broderies et de tapisseries, j’étais contente, et je me permettais pour ma récréation, le soir, les plus douces, c’est-à-dire les plus absurdes rêveries. Alors, pour moi, la rêverie était la distraction ; au-