Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/188

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il y avait sur cette terre un être créé pour moi et qui devait un jour me plaire impérieusement ! un être qui vivait d’avance avec ma pensée, qui me cherchait, qui m’appelait, qui m’évoquait ; et que nous finirions par nous rencontrer et nous aimer malgré tout. Oui, souvent, je me sentais évoquer par une puissance supérieure. Mon âme me quittait, elle allait loin de moi répondre à quelque ordre mystérieux ? Où allait-elle ? Qui l’appelait ? je l’ignorais alors, je le sais maintenant : elle allait en Italie, à la douce voix, au commandement de Raymond. On riait de cette idée, on appelle cela des idées romanesques, et moi je voulais en rire aussi, je combattais cette chimère ; hélas ! je l’ai si franchement combattue qu’elle a failli en mourir oh ! je frémis encore en y pensant… quelques moments de plus… et j’étais à jamais engagée ; je n’étais plus digne de cet amour pour lequel je m’étais gardée pure, malgré tous les dégoûts de la misère, tous les dangers de l’isolement, et le jour tant désiré de la bienheureuse rencontre était aussi le jour de l’éternel adieu ! Ce malheur évité m’épouvante comme s’il était encore menaçant. Pauvre Roger !… je lui pardonne de bon cœur aujourd’hui ; bien mieux, je le remercie de m’avoir si vite désenchantée ; Edgard !… Edgard !… lui, je le hais quand je me rappelle que j’ai voulu l’aimer ; mais non, non, il n’y a jamais eu d’amour entre nous ! Quelle différence ! ô mon Dieu !… Et cependant celui dont je vous parle avec un si fol enthousiasme… je l’ai vu hier pour la première fois… je ne le connais pas !… je ne le connais pas, et je l’aime !… Valentine ; qu’allez-vous penser de moi ?

Cette journée si importante dans ma vie a commencé de la façon la plus vulgaire ; rien ne faisait pressentir le grand événement qui devait décider de mon sort, qui devait jeter tant de lumière dans les doutes ténébreux de mon pauvre cœur. Ce soleil étincelant a brillé pour moi tout à coup dans les cieux sans rayonnement précurseur, sans aube et sans aurore.