Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/19

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qui restait de sa famille, un oncle immensément riche, sa femme et son fils. » Elle dit encore que mon oncle me détestait, ce qui prouve qu’elle est bien informée, seulement elle ajoute que la jeune héritière est horriblement laide, ce qui, je l’espère, n’est pas vrai, mais en province on croit que toutes les héritières sont bossues ; on en est encore là. J’irai chez madame Taverneau, où je redeviendrai l’intéressante veuve de M. Albert Guérin, officier de marine. Veuvage périlleux, qui m’a attiré, de la part de cette chère madame Taverneau, des confidences prématurément instructives, que mademoiselle Irène de Châteaudun a bien de la peine à oublier… Ah ! la misère est une cruelle émancipation ; l’ignorance angélique, l’innocence immaculée de l’esprit est un luxe que les jeunes filles pauvres, même les plus honnêtes, ne peuvent pas se permettre. Quelle présence d’esprit il m’a fallu, pendant trois ans, pour jouer si parfaitement ce double rôle ! Que de fois je me suis sentie rougir quand madame Taverneau me disait « Ce pauvre Albert ! il devait vous adorer. » Que de fois j’ai failli éclater de rire lorsqu’en racontant les perfections de son mari, elle ajoutait, avec des regards de pitié : « Cela doit vous faire mal de nous voir ensemble, Charles et moi, nos amours doivent vous rappeler les vôtres ! » J’écoutais toutes ces choses avec un sang-froid merveilleux. Vraiment je ferais une bonne comédienne, si cela ne m’ennuyait pas tant de jouer la comédie. Mais bientôt, heureusement, je pourrai dire la vérité à tous.

Je partirai demain ostensiblement avec ma cousine ; je l’accompagnerai jusqu’à Fontainebleau, où elle va rejoindre sa fille ; puis je reviendrai ici me cacher un ou deux jours dans mon modeste réduit, avant d’aller à Pont-de-l’Arche. À propos de ma cousine, je dois déclarer que le monde est fort injuste à son égard ; elle n’est pas trop