Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/248

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Dieu ! comme je l’aimais ! je lui en voudrai toute ma vie d’avoir laissé perdre tant d’amour !

Il faut pourtant vous dire ce que j’ai résolu ; si je réfléchis un moment, je n’aurais plus la force de tenir ma promesse. Madame de Meilhan va venir me chercher ; je n’ai pu résister aux larmes de cette malheureuse mère dont j’ai fait le malheur. Elle est au désespoir ; son fils l’a quittée subitement, et, malgré le mystère qu’il lui en a fait, elle a su qu’il voulait aller en Amérique, et qu’il était au Havre, attendant le départ d’un bâtiment américain, l’Ontario. Elle espère arriver au Havre encore à temps pour revoir son fils, et elle compte sur mes prières pour le retenir. Je suis bien triste de causer tant de chagrin ; mais saurais-je dire ce qu’il faut pour consoler ? Je serai du moins généreuse ; la douleur d’Edgard est la mienne ; ce qu’il souffre pour moi, je le souffre moi-même pour un autre ; je ne puis voir ses tourments, dans lesquels je reconnais mes tourments, sans une pitié profonde ; cette pitié m’inspirera sans doute des prières qui sauront le retenir en France et l’empêcher de désoler sa mère en la quittant. D’ailleurs, je suis engagée, madame de Meilhan attend tout de moi. C’est une belle chose que l’amour maternel, il étouffe les orgueils les plus puissants ; il bouleverse d’un seul cri les plans les plus ambitieux : voilà cette femme si hautaine subjuguée par la douleur ; elle m’appelle sa fille, elle consent à ce misérable mariage qui, disait-elle, devait ruiner son fils, et auquel elle ne pouvait songer sans effroi ; elle pleure, elle supplie… Ce matin, elle m’embrassait avec effusion. Rendez-moi mon fils, rendez-moi mon fils ! criait-elle ; vous l’aimez ; il vous aime ; il est charmant, il est beau, il est rempli d’esprit, je ne le reverrai plus si vous le laissez partir, dites-lui que vous l’aimez, rendez-moi mon fils ! — Que pouvais-je lui répondre, comment faire comprendre à une mère idolâtre, comment lui expliquer qu’on n’aime pas son fils ! Si on osait lui répondre : Ce n’est pas lui que j’aime, c’est