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venais d’accomplir ! Que d’écueils j’avais côtoyés ! Que de folles vagues trompées avec une inflexion de gouvernail ! Que de sirènes entendues, oreilles closes ! Que de Circés abandonnées sous une lune maligne avant la métamorphose qui abrutit ! Je revoyais Paris en homme qui a le cœur mal né, car la patrie ne lui semble pas chère, et je m’effrayais de cela, comme d’un crime non classé. Pourtant, à force de réflexion, je me reconnus moins coupable. Les longs voyages nous donnent une vertu ou un vice sans nom, qui se compose de tolérance, de stoïcisme et de dédain. Quand on vient de traverser les cimetières de tous les peuples, il semble qu’on a assisté aux funérailles du globe, et que tout ce qui s’agite encore de vivant à la surface est une bande d’adroits fuyards qui ont trouvé le secret de prolonger leur agonie jusqu’au lendemain. Je me promenais donc sur le boulevard Italien, sans admiration, sans haine, sans amour, sans joie, sans douleur. En donnant audience à ma pensée intérieure, je ne trouvai au fond de mon âme qu’une sérénité bourgeoise, proche parente de l’ennui. Le bruit de foule, de roues et de chevaux qui se faisait autour de moi, effleurait à peine le pli de mon oreille. Habitué comme je suis à entendre le formidable fracas que font les grands peuples morts auprès des grandes ruines dans le désert, je ne retirais pas une distraction de ce petit tumulte de citadins ennuyés. Ma figure devait traduire la dédaigneuse quiétude de mon âme. À force de contempler les faces muettes et immobiles des colosses de l’Égypte et de la Perse, je sens que mon visage a pris, malgré moi, cette fixe et imperturbable tranquillité des visages de granit.

Ce soir-là, on jouait à l’Opéra la Favorite, œuvre charmante, pleine de grâce, de passion et d’amour.

Arrivé au bord du trottoir de la rue Lepelletier, je fus barré dans ma promenade par une file de voitures qui des-