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la dignité orientale, se précipite dans l’auberge, monte à ma chambre, me frotte la figure contre sa barbe noire et frisée, m’enfonce dans l’estomac les pommeaux ciselés d’une collection complète d’yatagans et de kandjars, et me dit, voyant ma mine incertaine : « Comment ! tu ne me reconnais pas, moi, ton vieux camarade de collége, ton compagnon d’enfance, Arthur Granson, enfin ! Est-ce que le turban me change à ce point-là ? Tant mieux ! — ou aurais-tu la petitesse de t’attacher à la lettre du proverbe qui prétend que les amis ne sont pas des Turcs ? Par Allah et son prophète Mahomet, je te prouverai que les Turcs sont des amis. »

Pendant ce flux de paroles, j’avais en effet reconnu Arthur Granson, un bon et singulier jeune homme que j’aime effectivement beaucoup et qui vous plairait, à coup sûr, car c’est le garçon le plus paradoxal des cinq parties du monde, et, chose rare, il pousse la conscience jusqu’à mettre ses paradoxes en action, fantaisie que lui permettent une grande indépendance et une fortune considérable, car l’or c’est la liberté : les seuls esclaves sont les pauvres.

— C’est convenu, je m’installe ici avec ma palette vivante de couleur locale ; et, sans me laisser le temps de lui répondre, il redescendit et donna des ordres pour l’installation de sa suite.

Quand il fut revenu, je lui dis : — Que signifie cette étrange mascarade ? Il y a longtemps que le carnaval est passé et il n’est pas près de revenir, nous sommes à peine à la fin de l’été. — Ce n’est pas une mascarade, répondit Arthur avec un flegme dogmatique et un sérieux transcendental qui m’eût fait rire en toute autre occasion ; — c’est un système complet qu’il faut que je te développe.

Là-dessus mon ami, quittant ses babouches, s’accroupit sur le divan dans l’attitude classique des Orientaux, et, passant sa main dans sa barbe, me dit à peu près ce qui suit. J’abrége beaucoup.

Dans mes voyages, j’ai remarqué qu’aucun peuple ne