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fait dans un entr’acte, lorsque tous les yeux d’une salle tombent sur une seule loge et forcent ceux qui l’habitent à s’occuper d’eux, pour avoir l’air d’ignorer ce qui se passe au dehors.

Pour déguiser mon trouble, j’avais donné à notre entretien une tournure légère, dont il me suffira de vous citer un court échantillon.

— Oui, mademoiselle, — disais-je en répondant à une question de circonstance, — la musique est aujourd’hui le besoin de l’univers. C’est la France qui est chargée d’amuser le genre humain. Supprimez notre théâtre, Paris et l’Opéra, et l’univers tombe en léthargie incurable. Vous ne pouvez vous faire une idée de l’ennui qui désole la mappemonde. Heureusement, Paris envoie à la province des Deux-Indes tout le bruit charmant qu’il fait, lorsqu’il a détrôné quelque roi. Un jour, Calcutta était à l’agonie : il allait mourir d’ennui. La Compagnie des Indes est riche, mais elle n’est pas amusante ; avec tous ses trésors elle ne pourrait pas acheter un sourire pour Calcutta. Paris lui envoya Robert le Diable, la Muette de Portici et quelques drames d’Hugo et de Dumas. Calcutta entra en convalescence et se porte fort bien aujourd’hui. Chandernagor, sa voisine, a vécu par-dessus le marché. En 1842, quand je quittais l’île Bourbon, l’affiche annonçait la Favorite, et la population ressuscitait de joie. Guillaume Tell a sauvé Madras du spleen. Quand une ville équinoxiale est atteinte de consomption, elle se tourne vers Paris, la main tendue pour recevoir l’aumône et la guérison, comme l’indigent à la porte d’un riche médecin, et Paris expédie à sa cliente d’outre-mer un ballot de partitions, de livres et de journaux. Paris n’a pas l’air de se douter de cela. Il est d’une abnégation stoïque. Paris se dit mille injures à lui-même chaque jour ; il se proclame en décadence, il se reconnaît inférieur à tous les Paris d’autrefois, surtout à