Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/324

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profond ; quelque chose s’écroula en moi que nulle main ne pourra relever ! un gouffre s’ouvrit que rien ne comblera ! Je restai là, regardant avec une fixité morne l’écume pourprée qui montait, en sifflant, sur les bords de la plaie étroite et triangulaire. Ce spectacle de l’immobilité succédant à l’action, de la mort succédant à la vie sans transition, sans nuances ; ce jeune homme tout à l’heure si plein d’avenir, étendu là, aussi impossible à ressusciter que Chéops sous sa pyramide, me fascinait malgré moi, et je murmurais dans une espèce de délire froid le mot de Macbeth : « Il avait bien du sang ! »

L’on m’emmena ; je me laissai mettre en chaise de poste comme une chose inerte. Les bourdonnements de la colère, du tumulte de la vie, s’étaient apaisés pour faire place à un silence tumulaire, à un calme glacial ; je n’avais plus ni mémoire, ni projet, ni pensée, ni rêve ; j’étais anéanti ; j’aurais voulu m’arrêter, m’étendre à terre et ne plus m’occuper de rien. Je n’éprouvais aucun remords ; je n’avais pas encore la conscience de mon crime ; l’idée que j’étais un meurtrier n’avait pas eu le temps de s’acclimater dans mon esprit ; je ne me sentais lié à mon action par aucun fil, et je demandais si c’était bien moi, Edgard de Meilhan, qui avais tué Raymond ! Il me semblait n’avoir été que simple spectateur de cette scène.

Quant à Irène, la cause innocente de cette horrible catastrophe, j’y songeais à peine : elle ne m’apparaissait que comme un vague fantôme entrevu dans une autre existence ! — Mon amour, mes désirs, ma jalousie, tout s’était évanoui. Une goutte de sang tiède de Raymond avait fait sur ces folles ébullitions l’effet de la goutte d’eau froide qui réduit en rosée les flots grondants de la chaudière à vapeur ! Elle est morte, pauvre enfant, c’est le seul bonheur que je pouvais lui souhaiter : cela diminue mon désespoir. Si elle vivait ! quelles tortures, quelles pénitences furieuses d’ermite dans le désert, aurais-je dû m’imposer !