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d’abord les Andes péruviennes et se mit à grimper aux flancs du Chimborazo avec ce flegme et ce sang-froid qui sont les indices certains d’une belle âme, naturellement portée vers les sommets. Parvenu jusqu’au faîte, les pieds meurtris et les mains en sang, comme il assurait sur le roc un talon vainqueur, il aperçut, dans une des anfractuosités, un monceau de cartes de visite, déposées là successivement, depuis un quart de siècle, par deux ou trois cents de ses compatriotes. Surpris, mais non découragé, lord K… tira de son portefeuille une carte luisante et satinée, puis, l’ayant ajoutée gravement à tant d’autres, se prit à descendre le Chimborazo du même air qu’il l’avait monté.

À mi-côte, il se trouva nez à nez avec sir Francis P…, en train d’escalader ce que lord K… dégringolait. Quoique un peu divisés déjà par la divergence de leurs opinions, c’étaient de vieux amis ; leur amitié datait, je crois, de l’Université d’Oxford. Sans paraître étonnés de se rencontrer en si haut lieu, tous deux se saluèrent avec politesse, et, le long du Chimborazo, comme en politique, continuèrent de marcher en se tournant le dos.

Trahi par le Nouveau-Monde, lord K… se dirigea vers l’ancien. Il pénétra au cœur de l’Asie, s’enfonça dans le pays du Deb-Radja, et ne s’arrêta qu’au pied du Tchamalouri, sur les limites du Boutan. Il est juste que je vous accable à mon tour de la rude érudition que milord a fait peser sur moi. Sachez donc, cher Edgard, que le Tchamalouri, est le pic le plus élevé du groupe de l’Himalaya. Le Junfrau, le Mont-Blanc, le Mont-Cervin et le Mont-Rosa, exhaussés les uns sur les autres, seraient tout au plus dignes de lui servir de marchepied. Jugez des transports de milord, en présence de ce géant, dont la tête chenue se perdait dans le bleu du ciel ! On a pu lui dérober la virginité du Chimborazo ; mais à lui, à lui seul la