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s’ouvrirent follement pour m’attirer et pour m’étreindre ? Puis, voyant l’attitude froide et réservée de celui qui se tenait silencieux devant vous, vous souvient-il enfin que, vous ravisant aussitôt, vous passâtes votre chemin, riant de la méprise, mais frappé de la ressemblance ? On se ressemble de plus loin ; ce jeune homme que vous veniez ainsi de prendre pour moi… c’était moi.

Encore une histoire, ce sera la dernière ; je vais vous la dire sans orgueil et sans modestie, comme quelque chose de si simple et si naturel, que ce n’est, en vérité, la peine ni de s’en vanter ni de s’en cacher.

Vous connaissez Frédéric B… ; souvenez-vous que de tout temps je vous ai parlé de lui comme d’un frère. Nous avons joué ensemble dans le même berceau ; nous avons grandi, pour ainsi dire, sous le même toit. À l’école, c’est moi qui faisais ses devoirs ; en revanche, c’est lui qui mangeait mes confitures. Au collége, je faisais ses pensums et me battais pour lui. À vingt ans, je reçus à son adresse un coup d’épée dans la poitrine. Plus tard, il se jeta tête baissée dans le mariage et dans les affaires, et nous nous perdîmes de vue, sans toutefois cesser de nous aimer. Je savais qu’il prospérait, et n’en demandais pas davantage. De mon côté, las de la vie stérile qui s’appelle la vie du monde, je réalisai ma fortune et me préparai à partir pour un long voyage. Le jour de mon départ, je vous avais dit adieu la veille, Frédéric entra dans ma chambre. Il y avait près d’un an que nous ne nous étions rencontrés ; j’ignorais qu’il fût à Paris. Je le trouvai changé ; son air préoccupé m’alarma. Toutefois, je n’en laissai rien voir ; nous ne saurions toucher avec trop de réserve et de discrétion à la tristesse de nos amis mariés. Tout en causant, j’aperçus deux grosses larmes qui roulaient silencieusement le long de ses joues. Je n’y tins plus. — Qu’as-tu ? lui dis-je brusquement. Je le pressai de questions, je le harcelai, j’appris