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mon désespoir. J’attendais de vous un soulagement qui ne m’aurait pas guéri, et j’ai été soulagé par un remède que je n’attendais pas. Vraiment, votre philosophie charmante a inventé une hygiène morale inconnue aux quatre Facultés. Grâce à vous, je respire un instant ce matin. On a besoin de prendre haleine dans les crises ardentes du désespoir ; et lorsqu’on a respiré, la force de la résignation revient au cœur. Cependant, je ne suis point dupe de votre amitié trop habile. En dissimulant, avec une adresse artistement travaillée, l’intérêt que vous donnez à ma position, vous me laissez apercevoir clairement cet intérêt. Voilà ce qui m’engage à vous écrire le second chapitre de mon histoire, bien sûr que vous l’accueillerez encore avec une plume riante et un front sérieux. Les jeunes gens de votre naturel, soit calcul profond ou instinct heureux, remplacent les passions par des caprices ; ils s’amusent à côtoyer l’amour, et ne l’abordent jamais de front. Il y a pour eux des femmes, et jamais une femme. Cela leur réussit longtemps, quelquefois toujours. J’ai connu des vieillards qui faisaient de ce système la gloire de leur existence, et qui le continuaient par habitude sous les cheveux blancs. Vous, mon cher Edgard, vous n’aurez pas les bénéfices de l’impénitence finale, soyez-en bien averti. À cette heure, l’ardeur de votre âme est tempérée par la suave indolence de votre organisation. L’amour est le plus dur de tous les travaux, et vous êtes trop paresseux pour travailler. Lorsque vous jetez dans l’abîme de votre moi un regard rapide et distrait, vous découvrez avec effroi le germe d’une passion sérieuse, et vous vous sauvez, sur les ailes de la fantaisie, vers les horizons où règne le plaisir facile et nonchalant. Il me suffit d’avoir pénétré à votre insu dans ce recoin secret de votre âme pour me donner la hardiesse de vous conter mes douleurs. Continuez le rire : votre raillerie sera comprise, et mon amitié lui