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pensée, cette chose toujours rebelle, et que la volonté la plus impérieuse ne peut ni retenir, ni rappeler, se met à vagabonder par le monde, en accordant une trêve au supplice de ma passion : elle fonctionne alors au gré de mes désirs ; complaisance qu’elle n’a pas lorsque je suis seul. Je dois ce soulagement à l’intervention officieuse et loquace du premier oisif rencontré, dont je sais à peu près le nom, et qui m’appelle son ami. Toujours avec un sentiment de bienveillance compatissante je vois s’éloigner ce malheureux conteur, qui me quitte avec l’idée de m’avoir tant réjoui par son monologue, que mes yeux seuls ont écouté. En général, les gens qui vous abordent ont dans le cerveau une pensée ou affaire dominante, et ils s’imaginent que l’univers est disposé à attacher à cette affaire le même intérêt qu’ils y portent eux-mêmes. Cela, d’ailleurs, leur réussit souvent ; car la rue est pleine d’auditeurs affamés qui, les oreilles tendues, cherchent partout une confidence.

Une passion sérieuse nous fait découvrir un monde nouveau dans le monde. Tout ce que j’ai vu et observé jusqu’à présent me paraît rempli d’erreurs. Les hommes et les choses ont des aspects, et même des teintes, sous lesquels je ne les connaissais pas. Il me semble que je suis né hier une seconde fois, et que ma première vie ne m’a laissé que des souvenirs confus ; et dans ce chaos du passé je chercherais en vain une seule règle de conduite pour mon présent.

J’ai ouvert les livres qui sont écrits sur les passions ; j’ai lu tout ce que les sages nous ont laissé de sentences, d’aphorismes, de drames, de tragédies, de romans. J’ai cherché dans les héros de l’histoire et du théâtre l’expression humaine d’un sentiment dont je pourrais me faire l’écho, et qui m’aurait servi de guide ou de consolation. Je n’ai rien trouvé. Je suis comme dans une île déserte où rien,