Page:Glouvet - Croquis de femmes, AC, vol. 61.djvu/11

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le briquet, l’amadou, deux chandelles enveloppées de papier jaune. Dans le tiroir de la table, elle prit des paquets de filasse, enveloppa tous ces objets dans un tablier qu’elle décrocha derrière la porte. Alors sa pensée l’obséda :

— À la besogne, maintenant.

Oui, elle était décidée à mettre le feu. Au moins, quand tout flamberait, les voisins verraient la chose de loin, qu’ils fussent dans le marais ou sur le coteau ; comprendraient le signal et pourraient se dire l’un à l’autre : « L’ennemi est au Plessier. » Et de ces soldats qui dormaient si pesamment, n’en resterait-il pas quelques-uns sous les cendres, lorsque la charpente s’effondrerait ? Les autres ? car tous ne mourraient pas… Eh bien ! tant mieux pour ceux-là, mais du moins les premiers auraient servi de victimes expiatoires… D’ailleurs, elle ne pouvait faire davantage ! Mais elle goûterait la joie de les chasser tous, de les voir secoués par la peur, de les mettre en fuite. Ce serait pour elle comme une revanche de Leipzig. Elle songea d’abord à brûler sa maison, afin de ne pas nuire à ses amis du village ; mais les Allemands étaient de l’autre côté ; et puis le courage lui manqua : non, jamais sa main n’allumerait l’incendie sous le toit de Jacques. Et enfin son rosier de noces qui poussait là, planté par lui, et que le feu ferait périr.

— Je resterai là, fit-elle ; si le vent y conduit les flammes, c’est que Dieu l’aura voulu ; mais ce ne sera du moins pas mon ouvrage ; si le sort fait brûler notre plante, je brûlerai avec elle. Maintenant à l’œuvre. Pour le salut des amis et pour le châtiment de l’envahisseur, je vais brûler le village. Que le Seigneur me pardonne un si gros péché. Allons…

Debout devant la porte, indécise, elle cherchait. Le temps pressait, car une vague blancheur éclairait déjà le dessous des nuages ; avant une heure le jour poindrait. La cour commune, vaste et irrégulière, était inégalement flanquée de petits logements, tous en torchis et couverts de chaume. Les femmes avaient emporté leurs meubles, il ne restait plus que le foin dans les greniers. La grange et les écuries, surmontées d’un immense fenil, occupaient un des côtés.

— Elle est à moi, la grange, se dit la veuve ; je ne ferai de tort à personne, et les Prussiens sont dessous. C’est là que j’irai.

Elle s’aventura de nouveau dans les ténèbres, contourna la mare et se glissa derrière les tas de fumier. L’échelle conduisant au grenier était à sa place, sur un prolongement abrité de la cour, dans le retour d’équerre. Les soldats, que l’abandon du village avait d’ailleurs remplis de confiance, n’avaient pas cherché à relever les factionnaires, et tous reposaient côte à côte dans la léthargie de brutes harassées. Jaquette put sans peine s’approcher, franchit lentement les échelons, fit jouer sans bruit le crochet de la porte et pénétra dans le fenil. Elle le traversa dans sa longueur, glissant avec précaution sur le fourrage, et, advenue au bout opposé, alluma une