Page:Glouvet - Croquis de femmes, AC, vol. 61.djvu/9

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

sa main d’épouvantée glisse sur des suintements d’écorce. Puis l’espace s’élargit, la nuit est, moins noire ; une large ligne forestière s’ouvre devant elle. La route de Soissons ! Oh ! c’est par ici qu’ils ont dû s’embusquer. Elle va, trébuchant dans les ornières.

— Mais répondez-moi donc ; je suis des vôtres ; la veuve de Jacques !

Une forme confuse se détache sur le revers du talus ; quelqu’un parle bas. Elle s’arrête, tressaille, écoute…

— Est-ce vous, la Jaquette ?

La paysanne bondit de surprise, s’éloigne, hésite et revient :

— Qui êtes vous ?

— C’est bon, je vous ai reconnue à la voix. Et maintenant que j’ai parlé, est-il besoin que je me nomme ?

— Mon Dieu, c’est le colporteur. Où sont les autres ?

— Je ne les ai pas vus, mais on se battait il y a deux heures dans le marais. Les Prussiens sont partout, cette nuit.

— Que faites-vous donc là, vous ?

— Mon service, tiens !

La veuve s’était approchée de cet homme dont elle connaissait l’honnêteté, et tous les deux, ensevelis dans l’ombre, pouvaient se parler sans crainte. Le colporteur se pencha et dit tout bas :

— C’est moi qui renseigne l’armée.

Il aurait dit avec orgueil : « Je suis espion », si le mot était venu à ses lèvres. Il jouait sa vie et défendait le pays natal : c’était assez pour sa conscience.

— J’arrive de Vierzy où l’on m’apportait les nouvelles. Elles sont tristes, ma pauvre amie !… En entendant venir sous bois, je me suis caché ; mais je pars à présent, l’Ourcq est loin et la nuit s’avance.

— Ah ! marchand, allez vite pour préparer la délivrance, et soyez béni de nous avoir annoncé tantôt que nous sommes sauvés.

Il lui saisit la main, et parlant plus bas encore :

— Tout est bien changé, fit-il. Je te dis maintenant que nous sommes perdus !

— Perdus ?

— Oui. Le petit Tondu arrivera trop tard. Soissons vient d’être livré par des traîtres ; les Prussiens vont s’évader et se joindre aux Russes. Tout est fini. Soissons rendu, c’est la France finie. Les misérables !

— Seigneur, Seigneur ! Et quand on pense que les brigands sont au Plessier, cette nuit !

— C’est sans doute un détachement qui rabat les traînards et se replie vers la ville maudite. Tu as bien fait de te sauver, ma fille. Viens chez nous ; ma femme te gardera.

— Pouvez-vous croire que j’aie fui ? Je cherche nos gens pour les avertir, voilà tout. Il faut bien que je les trouve, que je les sauve du danger. Je rentrerai ensuite chez moi ; j’ai promis à Jacques de ne jamais quitter la maison.