Page:Gobineau - Nouvelles asiatiques, ill. de Becque, 1924.djvu/33

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madame Marron (aîné) servait les convives à leur rang, et une petite servante abaze venait de remettre une assiette pleine à Grégoire Ivanitch.

Léocadie, qui connaissait le Caucase dans tous ses détails, crut devoir intervenir dans la conversation.

— Taisez-vous, s’écria-t-elle en jetant sur Grégoire Ivanitch un regard où se peignait une indignation profonde ; je sais qui vous êtes et je sais aussi ce que vous voulez insinuer. Mais je ne souffrirai jamais qu’à ma table et dans la maison respectable de monsieur Marron (aîné) on tienne des propos qui feraient rougir des sapeurs !

Léocadie rougit fortement elle-même, pour prouver que sa modestie n’était nullement inférieure à celle des membres du corps militaire, dont elle venait de signaler la vertu.

— Allons, jalouse, allons, répliqua Assanoff en agitant la main d’un air conciliant ; il paraît que votre expérience découvre des pièges là où ma candeur n’en soupçonne pas. Soyez donc tranquille ! ma fidélité à mes serments est inébranlable ! Explique-moi, Grégoire Ivanitch, ce que tu prétends me faire entendre, car je suis d’un naturel curieux !

— Il est bien connu, reprit alors le Doukhoboretz en se versant un énorme verre de vin de Kakhétie, que la ville de Shamakha est célèbre pour le choix délicat de ses plaisirs. Ce fut autrefois la résidence d’un prince tatare indépendant. On y entretenait une école de danseuses admirées de tous les pays et célèbres jusque dans les provinces persanes. Naturellement les peuples se rendaient en foule dans ce délicieux séjour, pour y jouir de la vue et de l’entretien de tant de belles personnes. Mais la Providence ne voulut pas laisser à jamais les Mahométans uniques possesseurs de ces trésors. Nos troupes impériales attaquèrent Shamakha, comme elles avaient fait des autres résidences des souverains du pays. La résistance des infidèles fut vive, et, au moment de succomber, la fureur les prit. Afin de ne pas voir les Russes heureux à leur tour, ils résolurent d’exécuter un massacre général de toutes les danseuses.

— Voilà une de ces infamies qui finiraient par me faire embrasser ta religion, si elles devaient se répéter souvent ! interrompit Assanoff.