Page:Godwin - Caleb Williams, II (trad. Pichot).djvu/173

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constance avait suffi pour les détruire. J’ignorais quel pouvoir les institutions de la société donnent à un homme sur les autres. J’étais tombé entre les mains d’un maître dont l’unique plaisir était de m’opprimer et de me détruire.

Je m’étais donc trouvé soumis, sans l’avoir mérité, à tous les maux dont les hommes hésiteraient à accabler le crime lui-même, s’ils y réfléchissaient bien. Dans tous les yeux je tremblais de rencontrer le regard d’un ennemi. Partout des espions à fuir ; je n’osais ouvrir mon cœur aux sentiments les plus naturels. J’étais isolé au milieu de mes semblables : plus d’amitié pour moi, plus de sympathies ; j’étais réduit à concentrer mes pensées et ma vigilance sur moi-même. Ma vie était un mensonge continuel : il fallait jouer sans cesse un rôle, contrefaire jusqu’à mes gestes et mon accent, étouffer tout élan de mon âme, et, dans une situation pareille, me procurer ma subsistance à travers mille précautions sans pouvoir espérer d’en jouir. J’étais encore déterminé à supporter tout cela avec fermeté. Mais qu’on ne suppose pas que ce pût être sans regret et sans horreur. Mon temps se partageait entre les craintes d’un animal poursuivi, l’obstination de ma fermeté et cette révolte de l’âme qu’éprouvent les êtres les plus misérables. Si par moments je défiais toutes les rigueurs de mon sort, par moments aussi je tombais dans le désespoir ; les larmes coulaient par torrents de mes yeux, mon courage s’affaissait, et je maudissais la vie que chaque jour renouvelait pour moi.