Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VI.djvu/58

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il lui semblait que chaque instant le rapprochait d’elle, et qu’il s’établissait entré eux une existence commune, resserrée par d’invisibles liens.

Il ne lui était pas aussi facile d’accorder avec ses idées la conduite des autres comédiens, qu’il rencontrait quelquefois chez Marianne dans ses premières visites. Occupés à ne rien faire, ils ne semblaient pas songer du tout à leur vocation et à leur état, Wilhelm ne les entendait jamais discourir sur le mérite poétique d’une pièce de théâtre et en porter un jugement juste ou faux. La question unique était toujours : Cette pièce fera-t-elle de l’argent ? fera-t-elle courir le monde ? Combien de fois pourra-t-elle être donnée ?… Et autres réflexions pareilles. Puis on se déchaînait ordinairement contre le directeur : il était trop avare d’appointements, et surtout injuste envers tel ou tel ; puis on en venait au public ; on disait qu’il accorde rarement ses suffrages au vrai talent ; que le théâtre allemand se perfectionne de jour en jour ; que l’acteur est toujours plus honoré selon ses mérites, et ne saurait jamais l’être assez ; puis l’on parlait beaucoup des cafés et des jardins publics et de ce qui s’y était passé ; des dettes d’un camarade, qui devait subir des retenues ; de la disproportion des appointements ; des cabales d’un parti contraire : sur quoi, l’on finissait pourtant par signaler de nouveau la grande et légitime attention du public ; et l’influence du théâtre sur la culture d’une nation et sur celle du monde n’était pas oubliée.

Toutes ces choses, qui avaient déjà fait passer à Wilhelm bien des heures inquiètes, lui revenaient alors à la mémoire, tandis que son cheval le ramenait lentement à la maison, et il réfléchissait aux diverses aventures qu’il avait rencontrées. Il avait vu de ses yeux le trouble que la fuite d’une jeune fille avait jeté dans une bonne famille bourgeoise et même dans un bourg tout entier ; les scènes du grand chemin et de la maison du bailli, les sentiments de Mélina et tout le reste, se représentaient à lui, et jetaient son esprit vif, impétueux, dans une pénible inquiétude, qu’il ne souffrit pas longtemps : il donna de l’éperon à son cheval, et se hâta de gagner la ville.

Mais il ne faisait que courir au-devant de nouveaux chagrins : Werner, son ami et son futur beau-frère, l’attendait,