Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/135

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comme de noirs fantômes ; et, quoique l’opinion leur fût désormais plus favorable, la grande peinture, insultante et railleuse, assez visible encore sous une voûte de la tour du pont, était contre eux un témoignage d’un poids extraordinaire, car ce n’était pas la malice d’un particulier, c’était l’autorité publique qui l’avait fait exécuter. Cependant ils étaient toujours le peuple élu, et, sans s’inquiéter des événements, ils vivaient fidèles aux souvenirs des temps les plus antiques ; et puis c’étaient aussi des hommes, et des hommes actifs, obligeants, et l’obstination même avec laquelle ils tenaient à leurs anciens usages commandait l’estime. De plus, leurs filles étaient jolies, et elles souffraient volontiers les prévenances et les attentions d’un jeune chrétien qui les rencontrait, le jour du sabbat, dans le Fischerfeld (champ des pêcheurs). J’étais donc extrêmement curieux de connaître leurs cérémonies ; je n’eus pas de repos avant d’avoir visité souvent leur école, d’avoir assisté à une circoncision, à une noce, et de m’être fait une idée de la fête des Tabernacles. J’étais partout bien reçu, bien traité et invité à revenir, car j’étais introduit et recommandé par des personnes influentes.

Jeune habitant d’une grande ville, c’est ainsi que j’étais promené d’un objet à un autre ; et, au milieu de la paix et de la sécurité bourgeoise, les scènes horribles ne manquaient pas : tantôt un incendie, voisin ou éloigné, nous arrachait à notre paix domestique ; tantôt la découverte d’un grand crime, l’enquête et le châtiment agitaient la ville pendant plusieurs semaines. Nous dûmes être témoins de diverses exécutions, et il vaut la peine de dire que je vis aussi brûler un livre, l’édition entière d’un roman français du genre comique, où l’État était ménagé, mais non la religion et les mœurs. Il y avait réellement quelque chose de terrible dans ce châtiment infligé à un objet sans vie. Les ballots tombaient dans le feu, et on les séparait, on les attisait avec des fourgons, pour les enflammer davantage. Bientôt les feuilles brûlées volèrent aux environs, et la foule s’efforçait de les attraper. Nous n’eûmes pas de repos avant d’avoir poussé de côté un exemplaire, et bien d’autres surent se procurer ce plaisir défendu. Si l’auteur avait affaire de publicité, il n’aurait pu mieux y pourvoir lui-même.