Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/432

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compense de tout ce qu’il avait produit, contraint de vivre inconnu et oublié dans Paris.

Si nous entendions parler des encyclopédistes, et si nous ouvrions un volume de leur immense ouvrage, nous ressentions une impression pareille à celle qu’on éprouve, lorsque, au milieu d’innombrables bobines et métiers en mouvement, on parcourt une grande fabrique, et que ce rondement et ce tintamarre, ce mécanisme qui trouble l’œil et l’esprit, ce mystère incompréhensible d’un appareil dont les parties s’enchevêtrent avec une variété infinie, enfin la vue de tout ce qui est nécessaire pour fabriquer une pièce de drap, font prendre en dégoût l’habit même qu’on porte sur le corps.

Diderot avait avec nous assez d’affinité, car, en tout ce que les Français blâment chez lui, il est un véritable Allemand. Mais son point, de vue était déjà trop élevé, son horizon trop vaste, pour qu’il nous eût été possible de nous associer à lui et de nous placer à son côté. Toutefois ses enfants de la nature, qu’il savait relever et ennoblir avec un grand art oratoire, nous plaisaient infiniment ; nous étions ravis de ses hardis braconniers et contrebandiers ; et, depuis, cette canaille n’a que trop pullulé sur le Parnasse allemand. C’était donc lui encore, comme Rousseau, qui répandait le dégoût de la vie sociale, secret acheminement à ces révolutions effroyables dans lesquelles tout ce qui existait parut s’abîmer.

Mais nous devons écarter pour le moment ces considérations et remarquer l’influence que ces deux hommes ont exercée sur l’art. Là encore, ils furent nos guides, et, de l’art, ils nous entraînèrent vers la nature. Dans tous les arts, l’objet suprême est de produire par l’apparence l’illusion d’une réalité supérieure. Mais c’est une fausse tendance que de réaliser l’apparence au point qu’il ne reste à la fin qu’une réalité vulgaire.

L’application des lois de la perspective aux coulisses, placées les unes en arrière des autres, avait assuré au théâtre, comme lieu idéal, le plus grand avantage, et maintenant on voulait, par caprice, sacrifier ce progrès, fermer les côtés du théâtre et former de véritables chambres. Il fallait donc aussi que la pièce elle-même, que le jeu des acteurs, que tout en un mot, fût mis d’accord avec une scène pareille, et qu’il en sortit un théâtre tout nouveau.

Les acteurs français avaient atteint dans la comédie le plus haut degré de vérité idéale. Le séjour à Paris, l’observation des manières des courtisans, les liaisons amoureuses des acteurs et des actrices avec des personnes du grand monde, tout contribuait à transplanter sur la scène ce que l’élégance et la politesse de la vie sociale ont de plus relevé, et, à cet égard, les amis de la nature avaient peu de chose à reprendre. Mais ils crurent faire un grand progrès, en choisissant pour leurs pièces des sujets sérieux et tragiques, dont la vie bourgeoise ne manque pas non plus, et en se servant également de la prose pour le style élevé, bannissant ainsi par degrés les vers, qui ne sont pas naturels, avec la déclamation et les gestes, qui le sont aussi peu.

C’est une chose très-remarquable, et qui fixa peu l’attention générale, que, dans ce temps même, la vieille tragédie, sévère, rhythmique, savante, fut menacée d’une révolution, qui ne put être détournée que par