Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome X.djvu/87

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hurlements, les sifflements, le fracas des boulets dans l’air, sont la véritable cause de ces sensations.

Quand je fus revenu sur mes pas et en parfaite sûreté, je m’étonnai que tout cet embrasement s’éteignît tout à coup, et qu’il ne restât pas le moindre vestige d’un mouvement fié*vreux. Au reste, cet état est un des moins souhaitables où l’on se puisse trouver, et, parmi mes nobles et ehers compagnons de guerre, je n’en ai pas rencontré un seul qui parût en avoir le goût passionné.

Ainsi s’était écoulé le jour ; les Français restaient immobiles ; Kellermann avait pris à son tour une meilleure position ; on rappela nos gens du feu, et ce fut comme s’il ne s’était rien passé. La plus grande consternation se répandit dans l’armée. Le matin encore, on ne parlait que d’embrocher et de manger tous les Français. Ma confiance absolue dans une telle armée et dans le duc de Brunswick m’avait moi-même entraîné dans cette périlleuse expédition : maintenant chacun paraissait rêveur ; on ne se regardait pas, ou, si cela arrivait, c’était pour détester ou maudire. A la nuit tombante, nous avions par hasard formé un cercle, au milieu duquel un feu ne put même être allumé comme d’ordinaire. La plupart se taisaient, quelques-uns discouraient, et pourtant, à proprement parler, chacun manquait de. réflexion et de jugement. Enfin on m’interpella, pour me demander ce que je pensais de tout cela (car j’avais assez souvent égayé et réjoui la compagnie par de courtes réflexions). Je répondis cette fois : « De ce lieu et de ce jour date une nouvelle époque dans l’histoire du monde, et vous pourrez dire : J’y itais. »

A ce moment, où personne n’avait rien à manger, je réclamai un morceau du pain que j’avais acheté le matin. Du vin que j’avais largement distribué, il me restait le contenu d’un petit flacon d’eau-de-vie,et je dus renoncer complétement au rôle de bienveillant thaumaturge que j’avais joué si hardiment la veille.

La canonnade avait à peine cessé que la pluie et l’orage re-’ commencèrent, et rerjdirent extrêmement fâcheuse notre position en plein air sur un sol argileux. Cependant après une si longue veille, après une si grande agitation de corps et d’esprit, le sommeil annonça son approche quand la nuit se fit plus som-