Page:Goethe - Les Affinités électives, Charpentier, 1844.djvu/194

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

— Je puis dès ce moment t’offrir cette consolation, dit Charlotte, car j’ai dans ma bibliothèque un grand nombre de gravures représentant toutes les variétés de singes.

Luciane poussa un cri de joie, et un domestique apporta l’in-folio qu’elle se mit aussitôt à feuilleter avec enthousiasme, trouvant à chacune de ces hideuses créatures, qu’on regarde à juste titre comme la plus laide parodie de l’homme, une ressemblance frappante avec les diverses personnes de sa connaissance.

— Regardez celui-ci, dit-elle, n’est-ce pas le véritable portrait de mon oncle ? Et cet autre ? Ah ! c’est le célèbre marchand de nouveautés M----. Voici le Curé S----. Et celui-là ? Ne reconnaissez-vous pas Monsieur… Monsieur… chose… ? En vérité, les singes sont les vrais incroyables[1] de la bonne société ; et je ne sais de quel droit on se permet de les en exclure.

Et c’était au milieu d’une bonne société qu’elle parlait ainsi, sans supposer la possibilité qu’elle pouvait blesser quelqu’un. On avait commencé par tant pardonner à ses grâces et à son esprit, qu’on était arrivé à tout pardonner à son impertinence.

Ce genre de plaisanterie avait peu d’attraits pour le futur, qui s’entretenait dans un coin avec Ottilie sur le mérite de l’Architecte, dont la jeune fille attendait le retour avec impatience ; car elle espérait qu’il mettrait un terme à l’inconvenant babillage de Luciane à l’occasion des singes. A son grand étonnement, il se fit encore attendre longtemps, et lorsqu’il reparut, il se

  1. Ce mot est en français dans le texte. C’est une allusion aux jeunes élégants de la France du temps de la République, que l’on désignait sous le nom d’incroyables.