Page:Goethe - Les Affinités électives, Charpentier, 1844.djvu/200

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tous ses désirs. Enfin elle témoigna tant d’égards pour son malheur, et semblait chercher si sincèrement à le lui faire oublier, qu’il finit par s’en applaudir. Pour mettre le comble à ses séductions, elle l’engagea à écrire de la main gauche et à lui adresser ses essais. Le malheureux jeune homme sentit que par ce moyen il pourrait prolonger ses rapports avec la plus séduisante des femmes, même lorsqu’il serait loin d’elle. Aussi se livra-t-il avec passion au travail qu’elle lui avait conseillé, et il lui semblait qu’il venait de s’éveiller à une vie nouvelle et pleine de charmes. Les lettres et les vers qu’il adressait à Luciane, et la préférence marquée qu’elle continuait à lui accorder, loin d’exciter la jalousie du futur, n’étaient à ses yeux qu’une preuve nouvelle du haut mérite de sa fiancée. Au reste, il avait assez observé son caractère pour être certain que la plupart de ses bizarreries étaient de nature à détruire les soupçons à mesure qu’elle les faisait naître. Elle aimait à se jouer de tout le monde, à railler et à tourmenter tantôt l’un, tantôt l’autre ; à pousser, heurter, culbuter tous ceux qui l’entouraient, sans distinction de sexe, d’âge ou de rang ; mais elle n’accordait à personne le droit d’en agir de même envers elle. S’offensant de la moindre liberté, elle savait tenir les autres dans les bornes de la plus sévère bienséance, que cependant elle dépassait à chaque instant. Etait-ce légèreté ou principe ? mais si elle aimait passionnément les louanges, elle savait braver le blâme ; et si elle cherchait à captiver les cœurs par ses prévenances, elle ne craignait pas de les blesser par son humeur moqueuse et satirique.

Dans tous les châteaux de la contrée on s’empressait de lui faire, ainsi qu’à sa société, l’accueil le plus gracieux