Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/154

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— Non pas ; promets d’abord.

— Bon.

— Parole d’honneur ?

— Parole d’honneur.

— Voici ma prière : il est certainement mort dans ton village, depuis le dernier recensement, beaucoup de paysans qui ne sont pas encore rayés des matrices de la révision ?

— Oui ; après ?

— Fais-les passer sous mon nom ; cède-les moi, hein ?

— Qu’as-tu à faire de ça ?

— Cela me sera bon à quelque chose.

— À quoi, par exemple ?

— À quelque chose, je te dis, bien sûr à quelque chose.

— Tu as quelque idée, c’est clair ; quelque trame ténébreuse, quelque tour pendable se prépare…

— Quelle trame ? quel tour ? Allons donc ! quel tour joue-t-on avec rien ?

— Des morts, ce n’est rien, à la bonne heure ; mais encore, pourquoi t’en faut-il ?

— Es-tu curieux ! qui va flairer ainsi chaque bagatelle ?

— Ainsi tu ne veux pas me dire le pourquoi ?

— Je te le dirais si tu avais le moindre avantage à le savoir. Eh bien, c’est comme ça, une fantaisie.

— Ah ! tu biaises ! Eh bien, je ne fais rien que tu ne m’aies expliqué le pourquoi.

— Tu vois, tu vois… est-ce honnête à toi ? Tu as donné ta parole, et voilà qu’aussitôt tu la foules aux pieds.

— Chante, chante ! Je ne fais rien que tu ne m’aies dit ce que tu veux faire de mes morts. »

Tchitchikof pensa qu’il fallait pourtant bien se décider à lui donner une raison quelconque ; il réfléchit un peu en balançant la tête, puis il déclara, d’un air de confidence amicale, qu’il lui fallait un certain nombre d’âmes mortes pour acquérir un certain degré de considération dans le monde ; qu’il ne possédait que de petites terres éparpillées, et qu’un bon chiffre en âmes ferait meilleur effet pour lui.

« Tu mens, tu mens ! cria Nozdref sans lui laisser le temps d’achever ; fi ! tu mens, je te dis ! »