Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/253

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un monsieur aussi en ours doublé de drap cannelle et en casquette de loutre à oreillères. Le monsieur s’exclama ; c’était Manîlof. Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, et restèrent cinq bonnes minutes dans cette posture attendrie. Les baisers furent de part et d’autre si énergiques que ces messieurs en eurent de la douleur aux gencives tout le reste du jour. La jubilation dans Manîlof fut telle qu’il ne lui resta plus que le nez, et les lèvres dans le visage : les yeux avaient tout à fait disparu. Un quart d’heure durant il retint des deux mains la main gauche de Tchitchikof, et il la lui échauffait terriblement : il employa les tours de phrase les plus fins et les plus veloutés pour lui raconter comme quoi il était accouru embrasser Pâvel Ivanovitch (notre héros), et la harangue se terminait par un de ces compliments comme il en pleut et tombe quelquefois aux demoiselles avec qui l’on va danser, mais qui d’homme à homme sont assez peu de mise. La chose, au reste, n’en ayant par là que plus de prix, Tchitchikof ouvrit la bouche comme pour remercier en demoiselle bien apprise, quand tout à coup Manîlof tira de dessous sa pelisse un rouleau de papier attaché aux deux bouts par de la faveur rose.

« Qu’est-ce c’est que çà ?

— Les paysans. »

Tchitchikof fit une légère exclamation, déroula le papier, le parcourut du regard, admira la netteté et la beauté de la main, et dit :

« Voici une liste qu’on n’a pas besoin de transcrire ; c’est parfaitement écrit, et une bordure en dessin encore. C’est moulé… c’est d’un artiste cela ! Qui donc chez vous fait de ces charmantes choses ?

— Ah ! ne me questionnez pas.

— C’est vous, allons.

— Non. Ma femme.

— Oh ! mon Dieu, je suis vraiment tout honteux qu’on prenne pour moi tant de peine.

— Dès qu’il s’agit de Pâvel Ivanovitch, le mot peine n’a plus de sens. »