Page:Goncourt - Germinie Lacerteux, 1889.djvu/37

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son berceau le joli enfant que le sommeil embrassait déjà ; elle dînait au pas de course ; au dessert elle envoyait chercher une voiture, et se sauvait avec la hâte d’un collégien en retard. Encore, aux dernières années de la vie de son père, n’eut-elle plus la permission du dîner : le vieillard n’autorisait plus une si longue absence et la retenait presque continuellement auprès de lui, en lui répétant qu’il savait bien que ce n’était pas amusant de garder un vieil infirme comme lui, mais qu’elle en serait bientôt débarrassée. Il mourait en 1818, et ne trouvait, avant de mourir, que ces mots pour dire adieu à celle qui avait été sa fille pendant quarante ans : « Va, je sais bien que tu ne m’as jamais aimé ! »

Deux ans avant la mort de son père, le frère de Sempronie était revenu d’Amérique. Il en ramenait une femme de couleur qui l’avait soigné et sauvé de la fièvre jaune, et deux filles déjà grandes qu’il avait eues de cette femme avant de l’épouser. Tout en ayant les idées de l’ancien régime sur les noirs, et quoiqu’elle regardât cette femme de couleur sans instruction, avec son parler nègre, ses rires de bête, sa peau qui graissait son linge, absolument comme une singesse, Mlle de Varandeuil avait combattu l’horreur et la résistance de son père à recevoir sa bru ; et c’était elle qui l’avait décidé, dans les derniers jours de sa vie, à laisser son frère lui présenter sa femme. Son père mort, elle songea que ce ménage était tout ce qui lui restait de famille.