Page:Goncourt - Journal, t1, 1891.djvu/180

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3 janvier. — Au bureau de l’Artiste. Théophile Gautier, face lourde, les traits tombés dans l’empâtement des lignes, une lassitude de la face, un sommeil de la physionomie, avec comme les intermittences de compréhension d’un sourd, et des hallucinations de l’ouïe qui lui font écouter par derrière, quand on lui parle en face.

Il répète et rabâche amoureusement cette phrase : De la forme naît l’idée, une phrase que lui a dite, ce matin, Flaubert, et qu’il regarde comme la formule suprême de l’école, et qu’il veut qu’on grave sur les murs. À côté de lui est un grand gaillard brun et grave, un homme de la Bourse, toqué d’Égypte, et qui, sous le bras, un plâtre d’un Cheops quelconque, expose en phrases solennelles son système de travail : se coucher à huit heures du soir, se lever à trois heures, prendre deux tasses de café noir, et aller en travaillant jusqu’à onze heures.

Ici Gautier, sortant comme un ruminant d’une digestion, et interrompant Feydeau :

« Oh ! cela me rendrait fol ! Moi, le matin, ce qui m’éveille, c’est que je rêve que j’ai faim. Je vois des viandes rouges, des grandes tables avec des nourritures, des festins de Gamache. La viande me lève. Quand j’ai déjeuné, je fume. Je me lève à sept heures et demie, ça me mène à onze heures. Alors je traîne un fauteuil, je mets sur la table le papier, les plumes, l’encre, le chevalet de torture, et ça m’ennuie, ça m’a toujours ennuyé d’écrire, et puis,