Page:Goncourt - Journal, t1, 1891.djvu/321

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Et nous voilà seuls, Flaubert et nous, dans le salon tout brouillardeux de fumée de cigare ; lui, arpentant le tapis, cognant la calvitie de sa tête à la boule du lustre, se répandant en paroles, débordant, se livrant à nous comme à des frères de son esprit.

Il nous redit sa vie retirée, sauvage même à Paris, enfermée et cadenassée. Il n’a point d’autre distraction que le dîner du dimanche de Mme Sabatier, la présidente, comme on l’appelle dans le monde de Théophile Gautier. Il a horreur de la campagne. Il travaille dix heures par jour, mais il est un grand perdeur de temps, s’oubliant en lectures et faisant, à tout moment, des écoles buissonnières autour de son livre. Il ne s’échauffe guère que vers cinq heures, quand il s’est mis au travail à midi… Il ne peut écrire sur du papier blanc, ayant besoin de le couvrir d’idées, à l’instar d’un peintre qui place sur sa toile ses premiers tons…

Soudain, comptant le petit nombre de gens qui s’intéressent aux choix d’une épithète, au rythme d’une phrase, au bien fait d’une chose, il s’écrie : « Comprenez-vous l’imbécillité de travailler à ôter les assonances d’une ligne ou les répétitions d’une page ? Pour qui ?… Et dire que jamais, même quand l’œuvre réussit, jamais ce n’est le succès que vous avez voulu, qui vous vient ! N’est-ce pas les côtés vaudeville de Mme Bovary qui lui ont valu son succès. Oui, le succès est toujours à côté… La forme, ah ! la forme, mais qu’est-ce qui dans le public est réjoui et satisfait par la forme. Et notez que la forme est ce