Page:Goncourt - Journal, t1, 1891.djvu/87

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voyant mes regards sur elle : « Es-tu drôle, tu as l’air d’un enfant qui regarde une tartine de beurre ! » Mais j’étais déjà dégrisé, j’avais peur qu’elle ne me demandât, le lendemain matin, un petit ouistiti que j’avais acheté au Havre, dans la journée. Il me semblait que cette femme devait adorer les singes…

Cette nuit, ce fut comme un déshabillé d’âme.

Elle me conta sa vie, mille choses tristes, sinistres, qu’elle coupait par un zut qui semblait boire des larmes… Il m’apparut dans cette peau de voyou, je ne sais quelle petite figure attristée, songeuse, rêveuse, dessinée sur l’envers d’une affiche de théâtre. Après chaque étreinte amoureuse, son cœur faisait toc toc, comme un coucou d’auberge de village : un bruit funèbre. C’était le plaisir sonnant la mort. « Oh ! je sais bien, me dit-elle, que si je faisais seulement la vie six mois, je serais morte. Je mourrais jeune avec une poitrine comme ça… Si je me mettais à souper, ce ne serait pas long… »

— Ah ! mes Goncourt, les vilains échantillons de petite bourgeoisie qu’il m’a été donné de voir dans ma vie, s’écriait un soir Gavarni. Du temps de mes dettes, du temps que j’habitais chez un pêcheur de l’île Saint-Denis, je reçois une lettre de X… que vous connaissez, une lettre qui me disait : « Viens à ma campagne, j’ai un parc où il y a une balançoire et des jeux de bague. » Je me rends à Courbevoie, et trouve mon ami dans un petit salon, jouant bourgeoisement au loto, avec des haricots pour enjeux,