Page:Goncourt - Journal, t3, 1888.djvu/131

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Chenavard, une belle tête de philosophe antique empreinte de la tristesse des vieux artistes aux ambitions écroulées. Une voix éteinte, strangulée comme par l’extinction d’une parole usée et répandue depuis quarante ans. Un grand causeur, comme on me l’avait dit, remuant les idées par le haut, avec un flux qui va toujours… Il me dit qu’il a l’habitude de sortir à quatre heures, et me donne rendez-vous pour une de ces promenades péripatéticiennes à la Poussin, à travers la vieille Rome.

Aujourd’hui, je me rends chez lui. Je l’entrevois en chemise, se levant de sa sieste. Et il arrive presque aussitôt, accompagné de l’ami chez lequel il demeure, un vieux Français, échoué à Rome depuis 1826, marié à une grosse femme qui nous a ouvert, et qui me semble avoir eu sa carrière d’artiste, sa patrie, sa langue, enfin tout, dévoré par cette femme.

Nous allons, nous marchons, nous cognant à des morceaux de forum, pendant que Chenavard nous expose des théories de découragement et d’écrasement de l’art sous son passé, son victorieux passé, comparé à son triste présent… Et de cette promenade, de cette causerie, de la société de ces deux vieillards, de ces ruines de rêves que sont ces deux hommes : l’un qui songea à être le rénovateur de l’art contemporain, l’autre qui eut l’ambition d’être peintre en 1820, et dont je ne sais pas le nom, j’emporte une mélancolie plus noire que la mélancolie de ce grand passé, enterré dans le champ Palatin, où nous avons erré.