Page:Goncourt - Journal, t3, 1888.djvu/339

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compréhension des êtres avec lesquels il se trouve en contact.

Depuis quelque temps — et cela est plus marqué tous les jours — il y a certaines lettres qu’il prononce mal, des r sur lesquels il glisse, des c qui deviennent des t dans sa bouche. C’était pour moi, dans son enfance, quelque chose de doux et de charmant d’écouter sa petite parole trébuchante contre ces deux consonnes, et ses tolères contre sa nou-ice. Retrouver aujourd’hui cette prononciation enfantine, entendre sa voix, comme je l’ai entendue dans ce passé, effacé, lointain, où les souvenirs ne rencontrent que la mort, cela me fait peur[1].

  1. Oh ! il y aura des gens qui diront que je n’ai pas aimé mon frère, que les vraies affections ne sont pas descriptives. Cette affirmation ne me touche guère, parce que j’ai la conscience de l’avoir plus aimé, qu’aucun de ceux qui diront cela, n’ont jamais aimé une créature humaine. Ils ne manqueront pas d’ajouter qu’aux êtres qu’on aime, on doit garder, dans la maladie, le secret de certains abaissements, de certaines défaillances morales… Oui, un moment, je ne voulais pas donner tout ce morceau, il y avait des mots, des phrases qui me déchiraient le cœur, en les récrivant pour le public… mais renfonçant toute sensibilité, j’ai pensé qu’il était utile pour l’histoire des lettres, de donner l’étude féroce de l’agonie et de la mort d’un mourant de la littérature et de l’injustice de la critique… Maintenant, suis-je un personnage particulier, et mon chagrin et ma désespérance ont-ils besoin de se répandre dans de la littérature ?… On trouvera — quand mon journal complet paraîtra — on trouvera à la date de décembre 1874, des notes prises par moi, dans les moments délirants d’une fluxion de poitrine, où je me croyais perdu.