Page:Goncourt - Journal, t4, 1892.djvu/319

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Devant le rapprochement des obus, les Guignols réfugiés au bas des Champs-Élysées ont décampé, emportant, avec Polichinelle, le joli rire des enfants, qui vous distrayait de la canonnade.

Je vague sur les quais. Tout à coup, derrière moi, une formidable et continue détonation. C’est un grondement de cratère, un craquement crépitant de bouquet de feu d’artifice, qui jaillit dans l’air. Je me retourne : au-dessus des maisons, un nuage blanc solide, dont les concrétions semblent du marbre sculpté. On crie autour de moi : « C’est à Saint-Thomas-d’Aquin, au Musée d’artillerie. » Je me jette dans la rue du Bac : « C’est le fort d’Issy qui a sauté ! » entends-je répéter aux boutiquiers, encore tout épeurés de la danse de leurs vitres.

Je redescends la rue du Bac et me cogne à Bracquemond, qui me dit, en me montrant la direction de la fumée : « C’est la manufacture des tabacs ou l’École-Militaire ! »

Nous remontons les Champs-Élysées. Une vieille femme, à la main bandée, et comme folle, s’exclame : « C’est la cartoucherie du Champ-de-Mars, mais n’y allez pas… ce n’est pas fini… il va y avoir une seconde explosion. »

Nous sommes devant l’ambulance, d’où Guichard nous jette, en nous ouvrant : « Si vous avez le cœur solide, entrez, mais si vous ne l’avez pas, allez-vous-en… Il y a des maisons qui ont dégringolé… vous allez voir des morceaux de femmes et d’enfants écrasés en tétant ! »