Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/104

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Il faut la paix au ventre et l’espace à l’âme… Qu’est-ce que cette lettre ?

— L !

— Bien ! Voyez comme elle est écartée !… Et celle-ci ?

S’appliquant de son mieux, remuant les sourcils, elle se remémorait avec effort les signes oubliés ; elle était si profondément plongée dans sa besogne, qu’elle en oubliait tout le reste. Mais ses yeux furent bientôt fatigués. Des larmes de lassitude s’y amassèrent, suivies de larmes de chagrin.

— J’apprends à lire ! s’exclama-t-elle en sanglotant. C’est le moment de mourir, et moi, je me mets à apprendre…

— Ne pleurez pas ! dit le Petit-Russien, d’une voix basse et caressante. Vous ne pouviez pas vivre autrement, et cependant, vous comprenez maintenant que les gens vivent mal… Il y en a des milliers qui peuvent le faire mieux que vous… et ils végètent comme des brutes, non sans se vanter de bien vivre… Et qu’y a-t-il de bon dans leur existence ? Un jour ils travaillent et mangent, le lendemain, ils travaillent et mangent, et ainsi tous les jours de leur vie. Entre temps, ils engendrent des enfants ; ils s’en amusent d’abord, puis quand les petits se mettent aussi à manger beaucoup les parents se fâchent, les injurient et leur disent : Dépêchez-vous de grandir, gloutons, allez travailler ! Ils aimeraient faire de leurs mioches des animaux domestiques… Mais les enfants se mettent à bûcher à leur tour pour leur propre ventre… et la vie continue… Jamais leur âme n’est effleurée d’une joie, d’une pensée qui réjouisse le cœur. Les uns mendient sans cesse comme des pauvres, les autres, comme des voleurs, dérobent à autrui ce dont ils ont besoin. On a fait des lois scélérates, on a préposé à la garde du peuple des gens armés de bâtons, en leur disant : Faites respecter nos lois, elles sont commodes, elles nous permettent de sucer le sang de l’homme. Si l’homme ne cède pas quand on le comprime de l’extérieur, on lui introduit de force dans la tête des préceptes qui gênent sa raison…

Accoudé sur la table, il regardait la mère de ses yeux pensifs ; il ajouta :

— Ceux-là seulement sont des hommes qui arrachent