Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/110

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— Cela vous tracasse, mère ? s’écria le Petit-Russien en riant. Ah ! l’argent ! Si seulement nous en avions… Nous vivons encore sur le compte d’autrui… ainsi Nicolas Ivanovitch qui reçoit soixante-quinze roubles par mois nous en remet cinquante. Les autres font de même. Les étudiants affamés se cotisent aussi et nous envoient de petites sommes, amassées kopek par kopek… C’est bien sûr, il y a des hommes de toutes sortes… Les uns nous trompent, les autres nous empêchent d’avancer… mais les meilleurs d’entre eux nous accompagneront jusqu’à la victoire.

Il continua en se frottant les mains avec vigueur :

— Mais ce triomphe est encore bien lointain ! En attendant, nous allons organiser un petit Premier Mai ! Ce sera très gai !

Ses paroles et son animation calmèrent l’inquiétude que Rybine avait semée dans le cœur de la mère. Le Petit-Russien arpentait la pièce, en traînant les pieds ; il se caressa d’une main la tête et de l’autre la poitrine, et reprit, les yeux fixés à terre :

— Si vous saviez quelle étrange sensation j’éprouve parfois !… Il me semble que partout où je vais, les hommes sont des camarades, que tous sont embrasés du même feu, que tous sont bons, doux et joyeux… On se comprend sans parole, personne, n’offense plus son prochain, personne n’en a plus besoin. On vit en bonne harmonie, chaque cœur chante sa chanson… et comme les ruisseaux, toutes ces chansons se fondent en une seule rivière, qui se jette, majestueuse et calme, dans la mer des lumineuses clartés de la vie libre… Et je me dis que tout cela sera !… Et cela ne pourra pas ne pas être, si nous voulons que ce soit !… Et alors mon cœur étonné se gonfle de joie… j’ai envie de pleurer, tant je suis heureux !

La mère ne bougeait pas, afin de ne pas le troubler, ni l’interrompre. Elle l’avait toujours écouté plus attentivement que ses camarades, car il parlait avec plus de simplicité ; ses paroles touchaient le cœur plus profondément. Pavel aussi dirigeait son regard en avant — comment ne pas le faire quand on suit une voie pareille ? — mais il restait solitaire et ne disait jamais à personne ce qu’il avait vu. Il semblait à la mère qu’André, lui, envisageait toujours l’avenir avec son cœur :