Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/156

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

de fées, frère, et cela en est un. Pour moi, les gens riches et instruits, quels qu’ils soient, me sont lointains. En hiver, quand on traverse les champs, on aperçoit parfois quelque chose de vivant qui s’agite au loin. Est-ce un renard, un loup, un chien ? on ne peut le distinguer, on en est trop éloigné…

La mère jeta un coup d’œil sur son fils. Il avait l’air triste.

Les yeux de Rybine étincelaient d’un éclat sombre ; content de lui-même, il continua fébrilement en passant ses doigts dans sa barbe :

— Je n’ai pas le temps de faire l’aimable… Le moment est trop sérieux… chacun doit travailler selon sa conscience… chaque oiseau a son cri spécial…

— Mais il y a des riches qui se sacrifient pour le peuple, qui passent toute leur vie en prison, intervint la mère en pensant à des visages familiers.

— Ceux-là, c’est une autre affaire ! dit Rybine. Quand le paysan s’enrichit, il se frotte aux seigneurs. Quand le seigneur s’appauvrit, il devient l’ami du paysan. Lorsque la bourse est vide, l’âme est bien forcée d’être pure… Te souviens-tu, Pavel, tu m’as expliqué une fois que les opinions dépendent de la manière dont on vit, que si l’ouvrier dit « oui », le patron est obligé de dire « non », et que si l’ouvrier dit « non », le patron criera inévitablement « oui », parce qu’il est le patron. Eh bien, il en est de même pour les paysans et les propriétaires. Quand le paysan est satisfait, le propriétaire n’en dort pas. Je le sais bien, il y a partout des canailles ; et je ne veux pas prendre la défense de tous les paysans sans exception…

Rybine s’était levé. Son visage s’assombrit ; sa barbe frémissait comme s’il eût claqué des dents ; il continua en baissant la voix :

— J’ai erré de fabrique en fabrique pendant cinq ans, et j’étais désaccoutumé de la campagne ! Quand j’y suis retourné, quand j’ai vu ce qui s’y passait, je me suis dit que je ne pouvais pas vivre comme vivent les paysans ! Tu comprends ? Cela me semblait impossible. Vous autres, vous ne connaissez pas la faim… on ne vous humilie pas trop… Mais, au village, la faim suit l’homme comme une ombre pendant toute son existence ; il n’a aucun espoir d’obtenir assez de pain. La