Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/196

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— Je la connais ! s’écria-t-elle pleine de joie. Je sais qui ils sont et où ils sont. Donnez-moi le journal, je le leur porterai. Je les trouverai et ferai tout ce que vous me direz… Personne ne supposera que je porte des livres défendus. Grâce à Dieu, j’en ai introduits à la fabrique par kilos.

Elle eut soudain le désir de s’en aller n’importe où, par les grandes routes, les forêts et les villages, le bâton à la main, la besace à l’épaule.

— Chargez-moi de cette besogne-là, je vous en prie, mon ami, dit-elle. J’irai partout où vous voudrez. N’ayez pas peur, je trouverai mon chemin dans n’importe quelle province. Je marcherai été et hiver… jusqu’à ma tombe ; je serai une apôtre, par amour de la vérité ; mon sort ne sera-t-il pas digne d’envie ? C’est une belle existence que celle des voyageurs ; ils s’en vont par la terre, ne possédant rien et n’ayant besoin de rien, sauf de pain ; ils n’humilient personne ; et ils parcourent le monde, tranquilles et inaperçus… Moi aussi, je vivrai ainsi… j’arriverai jusqu’à Pavel, jusqu’à André, jusqu’à l’endroit où ils seront…

Elle s’attrista en se voyant en pensée sans foyer, errante, mendiant au nom de Dieu sous les fenêtres des chaumières villageoises…

Nicolas lui prit doucement la main et la caressa de ses doigts chauds.

— Nous parlerons de cela plus tard ! dit-il en regardant l’horloge. Vous vous chargez d’une besogne dangereuse… réfléchissez !

— Mon bon ami ! s’exclama-t-elle. À quoi bon réfléchir ? Les enfants, le plus pur de notre sang, les morceaux de notre cœur, qui nous sont chers par-dessus tout, sacrifient leur liberté et leur vie, ils périssent sans regret pour eux-mêmes ; que ne ferais-je donc pas, moi qui suis mère ?

Nicolas pâlit :

— Savez-vous, c’est la première fois que j’entends des paroles de ce genre…

— Que puis-je dire ! fit-elle en hochant la tête tristement ; et elle laissa retomber les bras en un geste d’impuissance. Si j’avais des mots pour parler de mon cœur de mère…