Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/206

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droite s’éveillèrent avec des résonances pleines de clarté, des cris pareils à ceux d’un oiseau effrayé ; ils se balancèrent, battirent des ailes sur le fond noir des notes basses qui chantaient, harmonieuses et mesurées, comme les vagues de la mer fatiguée par la tempête. En réponse à la chanson, des ondes lourdes d’accords graves pleuraient douloureusement, engloutissant les plaintes, les questions, les gémissements fondus dans un rythme angoissé. Parfois, en un essor désespéré, la mélodie sanglotait, languissante ; puis elle tombait, rampait, chancelait sur le torrent épais et glissant des basses, se noyait et disparaissait pour se faire de nouveau jour au travers du grondement égal et monotone ; elle s’élargissait, tintait et se dissolvait dans un puissant battement de notes humides qui l’éclaboussaient, soupirant sans se lasser, avec la même force et le même calme…

Au commencement, la musique ne toucha pas la mère, elle ne comprenait pas ; c’était pour elle comme un chaos sonore. Son ouïe ne pouvait saisir la mélodie dans la palpitation complexe de la foule des notes. À demi somnolente, elle regardait Nicolas, assis dans l’autre coin du canapé, les jambes repliées sous lui ; elle étudiait le profil sévère de Sophie, la tête courbée sous sa pesante toison de cheveux dorés. Le soleil se couchait, un rayon tremblant nimba d’abord la tête et l’épaule de Sophie, puis, glissant sur les touches du piano, il flotta sous les doigts de la musicienne. La mélodie remplissait la chambre, et le cœur de la mère s’éveillait sans qu’elle s’en doutât. Trois notes, vibrantes comme la voix de Fédia Mazine, se succédaient avec régularité et se soutenaient mutuellement à la même hauteur, comme trois poissons argentés dans un ruisseau… brillant dans le torrent des sons… Parfois une autre note encore se joignait à elles ; et toutes ensemble, elles chantaient une chanson ingénue, triste et caressante. Pélaguée commençait à les suivre et à en attendre le retour, elle n’écoutait qu’elles, les séparant du chaos inquiet des sons que peu à peu elle n’entendait plus…

Et soudain, du tréfonds obscur de son passé, monta le souvenir d’une humiliation depuis longtemps oubliée et qui ressuscitait maintenant avec une cruelle netteté.

Une fois, son mari était rentré fort avant dans la nuit,