Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/210

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— Maintenant, je puis un peu parler de moi-même, des miens… parce que je comprends la vie, et j’ai commencé à comprendre quand j’ai pu comparer. Avant, je n’avais pas de points de comparaison. Dans notre classe, tous vivent de même. Maintenant, je vois comment les autres vivent, je me rappelle comment je vivais moi-même et il m’est dur de m’en souvenir… Enfin, on ne revient pas en arrière ; si même on le faisait, on ne retrouverait pas sa jeunesse…

Elle baissa la voix et continua :

— Peut-être que je dis des choses fausses ou inutiles, puisque vous savez tout vous-mêmes… mais, voyez-vous, c’est de moi que je parle… et c’est vous qui m’avez placée à côté de vous.

Des larmes de joyeuse reconnaissance tremblaient dans sa voix ; elle regarda ses hôtes avec des yeux souriants et reprit :

— Je voudrais vous ouvrir mon cœur pour que vous voyiez combien je vous veux de bien.

— Nous le voyons déjà ! dit Nicolas avec bonté. Et nous sommes heureux de vous avoir avec nous.

— Savez-vous ce qu’il me semble ? continua-t-elle, toujours à voix basse et en souriant, il me semble que j’ai trouvé un trésor, que je suis devenue riche, que je puis combler de cadeaux tout le monde… C’est peut-être seulement l’effet de ma bêtise…

— Ne parlez pas ainsi ! dit gravement Sophie.

Pélaguée ne pouvait apaiser son désir ; elle leur parla encore de ce qui était nouveau pour elle et lui semblait d’une importance inappréciable. Elle leur raconta sa pauvre existence pleine d’humiliations et de souffrance résignée ; parfois, elle s’interrompait ; il lui semblait qu’elle s’était éloignée d’elle-même, qu’elle parlait d’elle comme de quelqu’un d’autre…

Sans colère, avec des mots ordinaires et un sourire de compassion sur les lèvres, elle déroulait devant Nicolas et sa sœur l’histoire monotone et grise de ses tristes jours, dénombrant les coups reçus de son mari, étonnée elle-même de la futilité des prétextes qui les amenaient, étonnée de n’avoir pas su les éviter…

Nicolas et Sophie l’écoutaient en silence, attentivement ; ils étaient écrasés par le sens profond de cette histoire d’un être humain que l’on traitait comme une