Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/277

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regarda fixement sa sœur. Le silence embarrassé qui se fit agita Pélaguée ; se levant avec un air gêné, elle allait parler, mais Sophie lui prit doucement la main et dit à voix basse :

— Excusez-moi !… Je ne le ferai jamais plus !

Cette promesse fit rire la mère ; quelques instants plus tard, ils parlaient tous trois affectueusement, mais avec des airs soucieux, du voyage à la campagne.


XIV


Dès l’aurore, la mère était déjà dans la voiture qui cahotait sur la route détrempée par les pluies d’automne. Un vent humide soufflait ; la boue volait en mille éclaboussures ; le postillon, assis sur le bord de la carriole, tourné vers Pélaguée, se plaignait d’une voix nasillarde et pensive :

— Je lui ai dit, à mon frère, partageons ! Et nous avons commencé à partager…

Soudain, il cingla le cheval de gauche d’un coup de fouet en criant avec rage :

— Veux-tu marcher, sale bête !

Les grasses corneilles d’automne sautillaient gravement dans les champs nus ; le vent venait à leur rencontre en sifflant ; elles présentaient les flancs à ses coups qui ébouriffaient leurs plumes et les faisaient chanceler ; alors elles cédaient à la force et s’envolaient avec des battements d’ailes nonchalants.

— Enfin, il m’a lésé… j’ai vu qu’il n’y avait rien à faire, continua le postillon.

Ces paroles résonnaient comme en rêve aux oreilles de la mère ; dans son cœur naissait une pensée muette, sa mémoire faisait défiler devant elle la longue série des événements survenus durant les dernières années. Autrefois, la vie lui semblait créée on ne sait où, dans le lointain, on ne savait par qui, ni pourquoi, et maintenant, une foule de choses se faisaient sous ses yeux, avec son aide. Et un vague sentiment montait en elle ; c’était de la perplexité et une douce tristesse, du contentement et de la méfiance d’elle-même…

Autour d’elle tout s’ébranlait en un lent mouvement ;