Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/288

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l’administration et pénétrèrent avec lui dans le bâtiment. Lentement, les paysans se dispersèrent ; la mère vit que l’homme aux yeux bleus se dirigeait vers elle et la regardait à la dérobée. Ses jambes tremblèrent ; un sentiment d’impuissance désolée et d’isolement lui serrait le cœur et lui donnait des nausées…

— Je ne dois pas m’en aller ! pensa-t-elle. Il ne le faut pas !

Elle se retint vigoureusement à la balustrade et attendit.

Debout sur le perron de l’administration, le commissaire parlait en gesticulant, sur un ton de réprimande, d’une voix de nouveau blanche et indifférente :

— Imbéciles, fils de chiens ! Vous ne comprenez rien et vous vous mêlez d’une affaire pareille !… d’une affaire d’État ! Idiots ! Vous devriez me remercier de ma bonté, vous devriez vous incliner devant moi jusqu’à terre ! Si je voulais, vous iriez tous au bagne !

Une vingtaine de paysans l’écoutaient, tête nue…

La nuit tombait, les nuages descendaient… L’homme aux yeux bleus s’approcha de la mère et dit en soupirant :

— En voilà des histoires !…

— Oui ! répliqua-t-elle à voix basse.

Il la regarda d’un air franc et demanda :

— Quel est votre métier ?

— J’achète les dentelles aux femmes qui les fabriquent… la toile aussi.

Le paysan se caressa lentement sa barbe, puis il dit d’une voix ennuyée en regardant dans la direction du village :

— On ne trouve rien de cela chez nous…

La mère le considéra du haut en bas et attendit l’instant propice pour rentrer dans l’auberge. Le visage de l’homme était pensif et beau ; ses yeux avaient une expression mélancolique. Grand et large d’épaules, il était vêtu d’un sarrau tout rapiécé, d’une chemise d’indienne propre, d’un pantalon roussâtre, en drap grossier ; ses pieds nus étaient chaussés de tille.

Sans savoir pourquoi, la mère poussa un soupir de soulagement. Soudain, obéissant à un instinct qui devança sa pensée, elle lui demanda en un élan qui la surprît elle-même :