Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/359

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

— Silence ! Silence !

Le père Samoïlov se rejeta en arrière, et, protégé par le dos de sa femme, continua à prononcer d’une voix sourde des paroles saccadées :

— Évidemment… admettons qu’ils sont coupables… Il faut les laisser s’expliquer… Contre qui ont-ils marché ? Contre tout… J’aimerais comprendre… cela m’intéresse aussi… Où est la vérité ? Je voudrais comprendre… il faut les laisser s’expliquer…

— Silence ! s’exclama le factionnaire en le menaçant du doigt.

Sizov hochait la tête d’un air morne.

La mère ne quittait pas les juges des yeux ; elle voyait leur excitation croissante, ils parlaient entre eux, mais elle ne pouvait comprendre ce qu’ils disaient. Le bruit froid et glissant de leurs voix frôlait son visage, faisait trembler ses joues et provoquait dans sa bouche une sensation désagréable. Il lui semblait qu’ils parlaient tous du corps de son fils et de ses camarades, de ces corps robustes et nus, de leurs muscles et de leurs membres pleins de sang vermeil, de force vivante. Ces corps devaient exciter en eux une envie impuissante et mauvaise, une avidité ardente d’épuisés et de malades. Ils claquaient des lèvres et regrettaient de ne pas avoir ces muscles, capables de travailler et d’enrichir, de jouir et de créer. Maintenant ces corps sortaient de la circulation active de la vie, ils renonçaient à elle, on ne pourrait plus les posséder, profiter de leur force, ni les engloutir. Et c’était pourquoi ces jeunes gens inspiraient aux vieux juges l’animosité vindicative et désolée d’un fauve affaibli qui voit de la chair fraîche, mais n’a plus l’énergie de s’en emparer.

Et plus la mère regardait les juges, plus cette pensée grossière et bizarre s’accentuait. Il lui semblait qu’ils ne dissimulaient pas leur rapacité ni leur rage d’affamés capables jadis de manger beaucoup. Elle, la femme et la mère, à laquelle le corps de son fils avait toujours et malgré tout été plus cher que son âme, était épouvantée par les regards éteints qui glissaient sur le visage de son fils, tâtaient la poitrine, les épaules, les bras, se frottaient à la peau brûlante comme pour chercher la possibilité de se ranimer, de réchauffer le sang de leurs veines durcies, de leurs muscles usés