Page:Gorki - Ma Vie d’enfant.djvu/117

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tent seulement à l’arrivée des Français ; je venais alors d’atteindre mes douze ans. On avait employé chez nous, à Balakhan, une trentaine de prisonniers, tous petits et maigres, plus déguenillés que nos mendiants. Ils étaient transis et quelques-uns qui avaient les pieds gelés ne pouvaient même plus se tenir debout. Les paysans voulaient d’abord les massacrer, mais l’escorte et la garnison s’y opposèrent et on obligea les exaltés à rentrer chez eux. Ensuite tout a bien marché, on s’est habitué aux Français qui sont des gens adroits, débrouillards et gais. Parfois ils chantaient des chansons qu’on venait écouter avec intérêt. La noblesse de Nijni-Novgorod, en troïkas, leur faisait assez souvent des visites ; parmi les nobles, les uns les menaçaient du poing, et même les frappaient, mais d’autres conversaient gentiment avec eux dans leur langue, leur donnaient de l’argent et toutes sortes de hardes. Je me souviens plus particulièrement d’un petit vieux qui, en les voyant, s’est caché le visage dans les mains et s’est mis à pleurer : « Ah ! a-t-il déclaré, ce malfaiteur de Bonaparte a mené la France à la ruine ! » Tu vois, c’était un Russe et même un noble ; pourtant, il était bon et il a eu pitié d’un peuple étranger…

Grand-père se taisait un instant, fermait les yeux, lissait ses cheveux et puis il continuait, réveillant le passé avec précaution :

— En hiver, la neige tourbillonnait dans les rues ; le gel semblait ratatiner les chaumières et parfois nous voyions les Français accourir sous nos fenêtres, car ma mère vendait des petits pains. Les prisonniers frappaient au carreau, criaient, sautaient et deman-