Page:Gorki - Ma Vie d’enfant.djvu/145

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barbe s’agitait ; mais il parlait peu et toujours par monosyllabes.

Parfois grand’mère l’invitait à entrer dans la cuisine, lui donnait à manger et lui offrait le thé. Un jour, il demanda où j’étais et grand’mère m’appela, mais je m’enfuis pour me cacher dans le bûcher. Il m’était impossible de m’approcher de Grigory, j’étais saisi en le voyant d’une honte insupportable et je savais que grand’mère partageait, elle aussi, le même sentiment. Nous n’avons parlé de Grigory qu’à une seule occasion : elle revenait de l’accompagner au portail et pleurait tout bas, la tête baissée. Je m’approchai d’elle et lui pris la main.

— Pourquoi te sauves-tu quand il vient ? murmura-t-elle. Il t’aime et c’est un brave homme…

— Pourquoi grand-père ne lui donne-t-il pas à manger ? répliquai-je.

— Grand-père ?

Elle s’arrêta, me serra contre sa poitrine, et chuchota d’une voix prophétique :

— Rappelle-toi mes paroles : le Seigneur nous punira durement de notre conduite envers cet homme ! Nous serons châtiés…

Elle ne se trompait pas : dix ans plus tard, alors qu’elle-même reposait à jamais, grand-père, misérable et fou, mendiait lui aussi dans les rues de la ville et geignait lamentablement sous les fenêtres :

— Mes bons cuisiniers, s’il vous plaît, un petit morceau de pâté, un tout petit morceau ! Ah ! vous…

Tout ce qui lui restait d’autrefois, c’était cette semi-exclamation bizarre, amère et émouvante :

— Ah ! vous…