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V

AVOIR UN GOÛT EXQUIS



Ce n’est point assez qu’un héros, qu’un grand homme ait beaucoup d’esprit et que l’art ait achevé sur cela dans lui ce que la naissance avait commencé : il lui convient également d’être né avec du goût, et de perfectionner ce qu’il en a reçu de la nature. L’esprit et le goût sont comme deux frères, qui ont la même origine, et dont la qualité est par proportion au même degré. Un esprit élevé ne s’allie point avec un goût médiocre ; celui-ci doit être avec l’autre d’égal à égal, sans cela il dégénère ; ou plutôt l’esprit n’est lui-même que médiocre, non plus que le goût. Car il y a des perfections du premier rang, et il y en a du second, suivant la source ou plus ou moins noble d’où elles naissent. Un jeune aigle peut amuser ses regards sur le soleil, tandis qu’un vieux papillon est ébloui, et se perd à l’aspect d’une faible lumière. Ainsi le fonds de l’homme se connaît par le goût que l’on remarque en lui. Sans doute que c’est déjà beaucoup d’avoir le goût bon : mais c’est peu pour un grand homme, il doit l’avoir excellent. À la vérité, le goût est de la nature des biens qui se communiquent et, par conséquent, il peut s’acquérir, pourvu néanmoins qu’on y ait de la disposition. Mais où trouver des hommes qui l’aient exquis ? c’est un bonheur qui n’arrive guère.

Disons en passant qu’une infinité de gens s’applaudissent de leur goût particulier, et condamnent despotiquement celui des autres,