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Page:Groulx - Mes mémoires tome I, 1970.djvu/114

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mes mémoires

en étaient là. J’enseignais depuis déjà six ans ; les années commençaient à s’accumuler sur ma tête. Je priais de mon mieux la Providence de me venir en aide. Elle ne m’oublia point. Une fois de plus, dans ma vie, elle intervint merveilleusement. Un jour — se sont-ils concertés ? qui a pris les devants ? — je ne l’ai jamais su ; je ne le saurai jamais. Un jour donc, je reçois de mon ami et ancien camarade de classe, l’abbé Alfred Émery, alors vicaire dans une paroisse du diocèse de London, un bout de lettre. Si par cas, me fait-on savoir, je souhaite aller en Europe pour un séjour d’études, lui et deux autres de mes condisciples de naguère à Sainte-Thérèse, l’abbé François Laurendeau, lui aussi vicaire dans le diocèse de London, et l’abbé Onésime Boyer, vicaire dans le diocèse d’Ogdensburg, É.-U., s’engagent tous trois à me fournir, pendant trois ans, des honoraires de messes de 50 sous. Un vrai pactole alors. C’était me constituer un revenu annuel d’environ $150 ; à quoi mon ancien professeur de Rhétorique, le cher abbé Sylvio Corbeil, ajouterait un $100. C’était plus qu’un pactole. C’était le salut, c’était la Providence. Faveur assez extraordinaire de la part de confrères de collège. Il ne me restait plus qu’à partir. Un obstacle restait pourtant à surmonter, non le moindre : obtenir la permission de Mgr Émard. Longtemps je ruminai la forme, la phrase par quoi présenter la chose à mon évêque. Je connaissais l’homme. Je cherchais une formule décisive qui ne lui laisserait nulle porte ouverte, nul faux-fuyant. À quelque temps de là, je pris donc mon courage à deux mains. J’abordai Monseigneur Émard. Je lui dis, comme cela, sans autre précaution oratoire : « Monseigneur — on se contentait alors de dire Monseigneur à un évêque — Monseigneur, des amis s’offrent à me payer tous les frais d’un séjour d’études en Europe. Je viens vous demander la permission de partir. » Rarement aurai-je vu homme plus surpris, plus déconcerté. Les yeux dans le vague, ne parvenant pas à se composer une figure, le prélat caressait fiévreusement les pommeaux de son fauteuil. Enfin il ouvrit la bouche. Et ce fut pour m’assurer qu’il songeait lui-même, depuis longtemps, à m’envoyer étudier outre-mer ! « Malheureusement les finances du diocèse… » Puis vinrent les objections : Qui me remplacerait au Collège ? puis surtout pouvait-on me remplacer dès la prochaine année scolaire ? Objections que je n’eus pas de peine à écarter. Je ne crois pas, répliquai-je, à la