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mes mémoires

serai touché sans pourtant succomber. Le jour même de ma naissance, on me porte au baptême, à l’église de mon village. Dans le registre paroissial une note à retenir : mon père, mon parrain, ma marraine déclarent tous trois ne savoir signer. J’étais le quatrième venu dans la famille. Une sœur, Angélina, deux frères, Albert et Julien, m’avaient précédé.

Je suis né d’une famille terrienne, famille de cultivateurs qui occupaient, dans le rang des Chenaux, la deuxième terre, à la sortie du village. Mon père, Léon Groulx, ma mère, Philomène Pilon, avaient connu, l’un et l’autre, sinon l’école de la misère, du moins celle de la pauvreté et du rude travail. Mon père était un pauvre enfant donné à l’âge de cinq ans, à une famille d’étrangers. Son père avait bu son patrimoine ; il en fut réduit à donner ses enfants ; il les distribua à gauche et à droite. L’enfant Léon aboutit chez un célibataire, Titi (Antoine) Campeau, possesseur d’une terre dans les Chenaux-nords, aussi appelés, en ce temps-là, le Détroit. Le petit « donné » n’eut pas la chance de fréquenter l’école. À dix-huit ans, ne se trouvant pas, au dire de ma mère, assez bien habillé, le pauvre garçon partait pour les chantiers de la Mattawan [Mattawa], ne réapparaissant à Vaudreuil que pour les travaux de l’été. À 28 ans, il changeait de direction. Il partait pour les États-Unis, travailler à la fabrication de la peinture dans les fours du New-Jersey. À 29 ans, grâce à ses économies de gars de chantier, de draveur, de « sauteux » de cage, il achetait une terre dans le rang des Chenaux-nords, terre qu’il échangeait, huit jours plus tard, pour la terre des Chenaux-suds, où il allait vivre et mourir. Soupçonna-t-il la portée providentielle de cet échange qui allait nous mettre près du village, près de l’église et près de l’école ? À 32 ans, il épousait Philomène Pilon qui en avait 22. Petite femme qui n’avait guère connu enfance plus heureuse que celle de son mari. Deuxième par l’âge d’une famille nombreuse, elle était fille d’un père, bon travailleur, mais sans biens. Par la faute de sa compagne, peu adroite, peu économe, le pauvre homme n’avait jamais pu s’élever au-dessus du rang de journalier. Après divers stages ici et là, toujours simple locataire, il avait fini par aller loger sa famille dans l’unique maison de l’Île-Cadieux, à l’extrémité ouest, où l’on allait vivre comme des Robinsons. C’est de là que ma mère, l’enfant Philomène, partit un jour, pour gagner