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Page:Groulx - Mes mémoires tome I, 1970.djvu/243

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premier volume 1878-1915

à deux le terrible drame, drame que rend encore plus tragique le spectacle d’un pays non pas désert, mais si complètement étranger au petit peuple qui jadis l’avait fait sien. La même étreinte nous prend à la gorge devant les immenses champs de mil qui ondulent sous le vent chaud de ce mois d’août : champs de terre grasse et féconde qui s’étendent jusqu’aux abords de la mer, jusqu’où les avait prolongés le labeur d’une race conquérante. Pour la fin du jour, nous nous sommes ménagé une excursion toute spéciale au cap Blomidon, long promontoire, môle géant qui ferme à demi la baie des Mines. Dans mon petit roman, Au Cap Blomidon, on trouvera cet épisode de notre voyage. Les personnages ne sont pas les mêmes. Tout le reste est strictement objectif. En 1915, la montée vers le cap, ainsi que dans le roman, s’est faite en auto. Le Père et moi nous avons marché une certaine distance pour atteindre l’endroit propice où embrasser l’horizon. Là encore, ainsi que dans le roman, nous nous sommes assis sur un arbre renversé et j’ai lu à mon compagnon, d’une voix parfois tremblante, les passages les plus touchants du poème de Longfellow :

Voici la forêt primitive, les pins murmurants et les sapins…
Où est le village aux toits de chaume, le foyer des fermiers acadiens ?…

Deux ans plus tard, ces impressions et souvenirs encore tout frais dans ma mémoire, j’étais appelé à prononcer, au Monument National de Montréal, une conférence sur l’histoire acadienne. Il s’agissait de cueillir des fonds pour la construction d’une chapelle-souvenir que des Acadiens souhaitaient ériger à la Grand’Prée. On trouvera peut-être un peu grandiloquente une page du discours que je prononçai ce soir-là. Mais ces paroles traduisaient si exactement le trouble profond qui nous avait saisis au soir de cette journée d’août 1915. Je ne résiste pas à l’envie de les reproduire ici, telles que je les ai alors prononcées :

Le soir, je me trouvai au faîte du cap Blomidon, géant qui s’avance dans la mer pour défendre l’entrée du bassin des Mines. Pendant une heure, alors qu’au-dessus de ma tête les hauts pins soupiraient l’élégie immortelle, j’eus sous les yeux le fameux bassin et le cœur de la vieille Acadie, panorama incomparable de grandes falaises rouges, puis de plaines d’alluvion qui se re-