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Page:Groulx - Mes mémoires tome I, 1970.djvu/25

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premier volume 1878-1915

de l’autre côté de la baie de Vaudreuil. Capitaines de barges de la Compagnie Murphy & Davidson, ils circulaient, pendant la saison de la navigation, d’Ottawa à Montréal, et quelquefois au-delà, transportant le bois des grandes scieries hulloises. Un spectacle familier à nos yeux d’enfants, c’était, à la tête de l’Île-aux-Tourtres, ou sur le lac des Deux-Montagnes, le passage de ces compagnies de barges (les taux [tow] comme on disait) bien alignées deux à deux, chargées à pleins bords et traînées péniblement par des remorqueurs essoufflés que nous pouvions identifier rien qu’à leur pouf-pouf. Nos parents « voyageurs » venaient souvent à la maison, surtout l’hiver. Ils racontaient leurs prouesses. Au bord de la grève paternelle, rien d’étonnant qu’il nous arrivât de jouer au « voyageur ». À l’aide de vieilles auges, reliques de la sucrerie, transformées en petites barges pour la circonstance, s’organisaient donc sur la grève paisible, des voyages au long cours. Nos connaissances de géographie, plutôt sommaires, nous traçaient de capricieux itinéraires. Chargées de petites pierres ou de sable, fret de grand prix, surmontées parfois d’une voile, file à file la procession des barques minuscules se mettait en route vers la grand-ville, vers les grands lacs. Au vrai, nous simplifions hardiment la géographie. Je ne jurerais point, par exemple, que certains jours, le Saint-Laurent et l’Outaouais ne se rejoignissent en des confluents assez stupéfiants. À quoi bon le conformisme quand, à ces expéditions que nous voulions lointaines, le mirage des pays inconnus nous sollicitait ? D’ailleurs, les petites voiles de nos barges se gonflaient. Nous n’avions qu’à les suivre. Hélas, nous comptions sans la traîtrise des éléments, sans les coups soudains du nordet ou du vent du sud. Un frisson sur la rivière, quelques coups de lame, et les barges aventureuses parties pour les ports lointains, chargées de marchandises, mais surtout de nos rêves d’enfants, gisaient là, pêle-mêle, sur le ventre, voiles brisées et salies, ballottées par la vague comme de vulgaires copeaux. Ainsi nous était révélé le sens du désastre ou de la catastrophe.

Que de souvenirs je pourrais encore rappeler ! Ils remontent dans ma mémoire comme des airs de musique ancienne. Je n’ai qu’à choisir. Et, par exemple, que d’heures de congé ou de vacances passées à jouer à l’école. Auprès de mes petits frères et de mes petites sœurs, je m’instituais naturellement le maître, étant le plus